Close-combat ou la maison des illusions perdues

 

C’est André Legoff qui me raconta cette histoire. D’une voix sourde, comme s’il se débarrassait d’un fardeau trop longtemps porté.

― Peu de gens le savent, mon ami, mais le Gulliver comptait jadis parmi les trois maisons closes de la ville. Il s’appelait alors la Tour de Nesle. Vous avez certainement entendu parler de la loi Marthe Richard ?

J’opinai.

― La tenancière de la Tour de Nesle, Lilly Davidyenko, avait mal accepté cette loi sur la fermeture des bordels. Quelques années plus tard, elle décida de réouvrir au même endroit un clandé, officiellement bien sûr un bar de nuit, qu’elle baptisa « Chez Lillypute ». Cela vous donne une idée du personnage. Bien sûr, la police des mœurs lui est tombée dessus et on a fermé son établissement. Il fut remplacé par une brasserie que le nouveau propriétaire appela… le Gulliver.

 

André Legoff s’arrêta un instant puis reprit :

― Mon père, voyez-vous, avait un humour bien à lui.

― Votre père ?

Il esquissa un sourire.

― Oui. C’est mon père qui a ouvert cette brasserie.

Il leva la tête vers le plafond.

― Je suis né là-haut, sous les toits.

Je restai songeur. Il sourit à nouveau.

― Je vois des dates s’agiter dans votre tête. Vous avez deviné, c’était bien à l’époque de la Tour de Nesle. Juste avant la fermeture, pour être précis. Je suis né de Lilly Davidyenko, patronne de bordel, et de Jean-Marie Legoff, artiste peintre.

 

Il s’arrêta à nouveau pour savourer son effet.

Mais c’est d’une voix plus sourde encore qu’il continua :

― Ma mère fit quelques mois de prison puis quitta la ville. Je ne l’ai jamais revue et je n’ai jamais su ce qui s’était passé. Mon père a toujours refusé d’en parler.

 

Il détourna le regard. Sa voix s’était brisée. Je sentis qu’il préférait rester seul.

 

Je racontai cette histoire au docteur Schott lors de notre entretien hebdomadaire. Je lui fis remarquer que tous les compagnons semblaient être encombrés d’un passé dont ils avaient du mal à se débarrasser.

― Vous-même, docteur… 

Cela sembla l’agacer.

― Nous ne sommes pas là pour parler de moi, jeune homme, mais pour vous guérir de votre obsession.

 

Il hésita un instant.

― Et…et vous l’avez cru ?

― Qui cela ?

― André. Vous l’avez cru ?

― Bien sûr.

― Voyez-vous, mon petit, ce cher André adore raconter des histoires sur ses origines. J’ai bien connu ses parents. Ils tenaient une petite épicerie dans la rue de Paris. Ce besoin pour les enfants, à une certaine époque de leur vie, de s’inventer des géniteurs plus exotiques, a été beaucoup étudié par la psychanalyse. En général, cela passe à l’âge adulte. En général. Mais vous avez raison sur un point, les compagnons ont tous quelque chose en commun. Le besoin de sublimer leur vie. Regardez notre ami Da Silva. On pourrait le prendre pour un quinquagénaire libidineux. Certains verraient ses parties fines avec les Silvettes et quelques couples d’âge mûr comme de tristes partouzes de notables. Lui vit ces soirées comme de véritables fêtes dionysiaques. Notre monde est si désenchanté, ne trouvez-vous pas ?

 

Désenchanté. Le mot me semblait des plus appropriés.

 

 

Édouard.k.Dive