De la nécessité de savoir faire des nœuds

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Je ne sais pas si, comme moi, vous l’avez remarqué, mais parfois les circonstances s’ingénient à faire de nous les héros involontaires d’une cascade d’exploits loufoques. 

Ce n’est pas tant lorsque nous en sommes victimes que ce phénomène prête à rire, mais plutôt lorsqu’il frappe un des membres de notre entourage, précisément réputé et respecté pour le sérieux de ses actes, qui sont autant de preuves fournies de sa redoutable efficacité, et par la certitude d’avoir en face de soi un être qui a moins de chance que quiconque d’être sujet à l’erreur !
C’est, hélas, d’une bien triste façon, que notre ami Stratos allait, au cours de l’accrochage d’une de nos expositions à Bruxelles, illustrer cet étrange alinéa de la loi des vexations multiples, en se transformant pour un court instant en une espèce de comique troupier, bourru mais gaffeur, tels qu’on peut les voir au cinéma dans le rôle indémodable de l’ami plein de bonne volonté mais capable de briser tout le mobilier en un clin d’œil. 

Je le revois encore, debout sur son échelle, redoublant de bons conseils inutiles, incitant Berga, d’un ton péremptoire, à réaliser un « nœud de huit » !
Je revois encore l’incompréhension, le questionnement muet des yeux de notre pauvre ami Berga, bien incapable d’avoir, au sujet de ce nœud, la moindre idée valable ; je le revois nous dévisageant tour à tour, en quête d’une réponse, d’un encouragement quelconque, d’un vague geste d’amitié…
Il fallut se rendre à l’évidence : nul ne semblait en savoir davantage quant à ce mystérieux nœud ! Seul Stratos paraissait maîtriser ce savoir, et ne pas en être avare, lorsqu’il s’agissait de nous instruire…
― Comment, s’indigna-t-il, vous ne savez pas ce que c’est qu’un nœud de huit ?

Un long silence gêné succéda à cette question.
 

Majestueusement, il descendit de son perchoir, tenant dans chaque main un morceau de câble…
Le torse bombé, la tête légèrement rejetée en arrière, et surtout un petit sourire entendu et triomphal aux coins des lèvres, tout dans son attitude nous laissait supposer que nous allions être les témoins privilégiés de quelque merveille.
― Il n’y a rien de plus simple qu’un nœud de huit ! nous assura-t-il, alors que timidement nous faisions cercle autour de lui.
Après s’être livré à de savantes manipulations, il saisit les deux bouts de câble qu’était censé unir pour l’éternité un nœud de huit, et il tira violemment dessus, en clamant d’une voix puissante :
― Voilà, et ça ne casse jamais !
Lamentablement, la corde se brisa en deux lambeaux qui frappèrent stupidement le sol avec un bruit ridicule et mat.
Je décidai subitement de m’intéresser à mes bottes. Ugo regardait par la fenêtre et semblait redécouvrir avec plaisir ce paysage archi-connu, tout en cherchant des yeux où diable était passée sa femme. Étienne fixait un mur. Berga faisait semblant de rien.
Le travail continua ! 

Lorsque soudain, nous entendîmes la porte s’ouvrir et livrer passage à un chien.
― Regardez ce que j’ai trouvé, nous dit en chantant un peu Viviane (la femme de Ugo), émue et maternelle, regardez comme il est mignon !
Ugo était loin de partager son enthousiasme…
― C’est drôle, il a l’air malade ce chien ! remarqua Berga.
De fait, le chien fit quelques pas dans la pièce en titubant, ce qui me paraissait être fort inadéquat s’il avait désiré manifester le moindre signe de bonne santé.
― En effet, renchérit Ugo, il a l’air BIEN malade !
Considérant peut-être cela comme une invite, le chien, pour nous ôter le moindre doute, déféqua longuement au pied de l’échelle où notre ami Stratos confectionnait, pour lui seul et en secret, un nœud de huit… 

Comme il faisait bon dehors ! Bien sûr, cette pluie battante et glacée nuisait un peu au confort, mais l’air ! L’air… Il était si vivifiant et si pur !
Quelques voitures exhalaient ce parfum de kérosène que quêtaient nos poumons avides.
Évidemment, il y avait cette voix lancinante et lointaine, obsédante de désespoir :
― Hé, ne m’abandonnez pas ici ! Faites quelque chose ! Revenez !
Mêlée à toutes ces invectives qui nous faisaient clairement entrevoir une loi élémentaire de physique ; à savoir, que si une odeur est fort incommodante au sol, elle devient insupportable au niveau du plafond. 

Aucun d’entre nous ne semblait cependant animé de l’intention d’agir. 
Non ! Nous restions plutôt comme plongés dans une sorte de rêverie, et une contemplation obstinée du vide. 


Georgie de Saint-Maur