Épisode 7 : La mère éplorée

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Axtone avait placé un vieux matelas le long du mur pour amortir les impacts. Devant se trouvait une chaise sur laquelle trônaient trois canettes vides. Du bout de la pièce, assis avec les billes d’acier entre ses jambes et la bouteille de pastis à ses pieds, il s’exerçait au lance-pierres, ce jeu d’adresse qui le passionnait depuis l’enfance.
Il fabriquait lui-même ses lance-pierres. Adolescent, il avait même façonné des arcs. Ces moments en forêt avec son père, qui lui avait enseigné l’art ancestral de l’archerie, comptaient parmi ses meilleurs souvenirs.
Ainsi passait le temps en attendant les clients qui ne se bousculaient jamais. Il s’autorisait une gorgée de pastis quand il réussissait à dégommer les trois canettes d’affilée. Cette règle de jeu lui permettait de réguler sa consommation d’alcool. Il s’inventait régulièrement de nouvelles règles pour baisser sa consommation quotidienne ; il ne parvenait qu’à la stabiliser à un niveau qu’un médecin, s’il en voyait un, qualifierait de « préoccupant ».
Son lance-pierres l’avait plus d’une fois sauvé d’une situation délicate. La cicatrice au front de son orang-outang de loueur en témoignait. Axtone joignait ainsi l’utile à l’agréable. Cela le mettait en joie de rentabiliser son temps, et pourtant il s’ennuyait souvent. Il avait conscience de ses contradictions mais ne parvenait pas du tout à les résoudre.

La sonnerie retentit : l’orang-outang avait daigné la réparer car le détective ne souffrait pour une fois d’aucun retard de paiement, grâce à l’enquête qu’il venait de conclure pour Roy Rosso, un homme aux activités opaques comme les transferts de fonds sur le compte suisse d’un ministre non-résident dans ce pays.
La dame le salua d’un hochement de tête et d’une moue. Une petite brune boulotte aux yeux rougis, entre deux âges. Elle était vêtue simplement mais avec goût. Axtone apprécia ses vêtements amples qui gommaient ses formes trop généreuses, notamment ses cuisses de rugbywoman.
Il l’invita à s’asseoir sur l’unique chaise après l’avoir débarrassée des canettes (la chaise, pas la dame). Comme dans « Tintin », il faillit perdre l’équilibre en marchant sur une bille d’acier. La dame fit une seconde moue, plus appuyée. Axtone avait perdu plusieurs clients potentiels à cause de son comportement atypique, en apparence peu professionnel. Il éprouvait des difficultés à dégager une image de sérieux. Peut-être parce qu’il refusait de prendre la vie au sérieux.
— Monsieur Latuile, vous êtes bien détective privé ? s’enquit-elle, comme si elle avait du mal à le croire.
— Pour vous servir, madame.
Il décida de ne pas lui proposer de pastis afin d’éviter une troisième moue éliminatoire. Toujours, il était sur la corde raide. L’intranquillité l’aidait à tenir.
— Mon fils Ahmed a disparu avant-hier dans la soirée.
Elle lui tendit la photo d’un jeune Méditerranéen au crâne rasé.
— Dix-huit ans ? tenta le détective.
— Il vient de les fêter.
— La police ?
— Il est majeur. Et surtout skinhead.
— Un Arabe d’extrême droite ?
Elle afficha le regard consterné du maître d’école devant un cancre.
— D’abord, monsieur Latuile, il existe des exceptions. Des Juifs ont par exemple collaboré avec les Nazis. D’autre part, contrairement aux poncifs véhiculés par les médias, il y a en réalité toutes les tendances chez les skinheads, notamment d’extrême gauche ou apolitiques comme mon fils. Skinhead, c’est avant tout le goût de la musique et des bagarres. C’est pourquoi il a eu plusieurs ennuis avec la justice. Je vous en prie, sauvez-le, il est si influençable !
Elle commença à larmoyer et se reprit aussitôt.
— Dans quelles circonstances a-t-on perdu sa trace ?
— Il a disparu après un concert de reggae. Il y est allé avec un ami de son âge, Paul Blanco. Je ne sais même pas si la police l’a interrogé. J’ai voulu le voir. Il m’a claqué la porte au nez. Je l’ai appelé au téléphone. Il m’a tenu des propos décousus. (Elle fit une grimace embarrassée.) Mon fils n’y touche pas, mais il y a pas mal de drogues qui circulent chez les jeunes. Ils veulent oublier le cul-de-sac de la crise. Et à leur âge, ils se croient immortels. Je pense bien que Paul en prend. Il a hurlé que j’étais en danger. Que je devais fuir. Et il a raccroché.
— Ahmed avait-il… a-t-il une petite amie ?
— Il est très secret là-dessus, très pudique avec sa mère. Quant à ses amis, je ne connais que Paul. J’ai peur que les autres ne soient pas fréquentables… Oh, si seulement il avait eu une bonne image du père ! Ce salopard me battait devant lui quand il avait trop fumé de joints. Et ensuite c’était le tour d’Ahmed. La violence comme modèle, et la musique comme consolation. Voilà pourquoi il est devenu skinhead. Je sais plus quoi faire. (Elle baissa la tête.) J’ai pas beaucoup d’argent, mais si vous le retrouvez… Je suis comptable. Je pourrais m’occuper de votre comptabilité, le dimanche, et faire un peu de ménage. Ce ne serait pas du luxe. (Regard circulaire et moue.) Et Ahmed est doué en programmation. Il pourra vous concocter un beau site web professionnel. La présence sur Internet vous amènerait des clients. Je vais être franche. Je viens d’aller voir une agence de détectives qui vient de se monter. Ils ont l’air propre et sérieux mais ils ont refusé. 

Propre et sérieux, sous-entendu le contraire d’Axtone. Ce genre de client presque aussi fauché que lui, il l’éconduisait d’habitude, surtout quand il s’agissait d’une sordide affaire de divorce, filer l’autre pour prouver l’adultère. Mais là, il s’agissait d’une mère éplorée. Même si la compassion n’était pas son fort, et malgré le compte à rebours des factures de fin de mois, son code d’honneur l’obligeait à accepter. Et peut-être que si Axtone faisait une bonne action, il aurait moins envie de boire. Il devait tout essayer. C’était son loueur qui n’allait pas être content…

La dame partie après une effusion de remerciements, Latuile appela Fritz, son unique contact au sein de la police.
— Je ne m’occupe pas de cette affaire…, répondit le capitaine de police, de sa voix des mauvais jours. Non, je n’ai pas le temps de me renseigner. Je suis sur une enquête autrement importante : le fils d’un ministre de passage dans la ville s’est fait voler son scooter. La police scientifique est sur le coup. Si on avait su qu’il venait dans la région, on l’aurait protégé, lui et son véhicule.
— Capitaine, se peut-il que les frais de recherche dépassent la valeur marchande du scooter ?
Fritz raccrocha.
Le détective fit quelques recherches sur Internet qui ne donnèrent rien puis alla dîner. D’après sa cliente, le jeune Paul Banco habitait au quatrième et dernier étage d’un immeuble HLM dans un quartier déshérité, au 28 de la rue de la Religion Humaniste. Axtone s’y rendit à pied, de peur de se faire voler son vélo. Ce n’était certes pas Fritz et ses cohortes uniformes qui le lui retrouveraient…

Il monta les quatre étages à pied pour faire de l’exercice et se familiariser avec l’immeuble. Chaque bâtiment dégage des ondes, ne serait-ce que les ondes électromagnétiques, et il convient de s’en imprégner, tel un chien qui renifle un homme pour faire connaissance, mémoriser son être via l’odeur.
Au quatrième étage, il y avait une puanteur indéfinissable mais surtout du bruit. Du reggae à plein tube s’échappait d’un des deux appartements. Axtone avait beau tendre l’oreille, impossible de déterminer de laquelle de ces fichues portes le son provenait. Et aucun nom sur les sonnettes. Il en essaya une au hasard. Il compta trente pulsations assurées par la grande caisse du groupe jamaïcain bien connu. Au trente et unième battement, une femme quadragénaire ouvrit. Elle portait un tablier de cuisine, des lunettes et des cernes sous les yeux. Ses longs cheveux blonds lui parurent magnifiques. Axtone réfréna l’envie de les toucher : il y avait longtemps qu’il n’avait pas connu bibliquement de femme.

— Bonsoir. Je viens voir Paul Blanco.
Elle désigna du pouce l’autre appartement en levant les yeux au ciel.
— Demandez-lui de baisser le son. Et encore, il reçoit pas ses copains dégénérés ce soir. Je suis fatiguée d’aller le voir. Mais faites attention à vous, c’est un dément. Un volcan prêt à entrer en éruption. Et son taudis dégage une odeur atroce. Il doit faire des expériences chimiques. Peut-être qu’il fabrique de la drogue, tiens !
Axtone hocha la tête, voulut ajouter quelque chose, ne trouva finalement rien à dire et sonna à l’autre porte. Aucune chance que Blanco l’entende avec ce barouf. Il tambourina. Le son baissa un peu.
— Qu’est-ce que c’est ? brailla à travers la porte une voix enrouée d’avoir trop braillé.
— Je viens voir Paul Blanco.
— L’est pas là.
— J’essaie de retrouver Ahmed, je viens de la part de sa mère, insista le détective.
— Fous-moi le camp, connard ! Si j’ouvre la porte, tu vas le regretter !

Le volume sonore repartit à la hausse, encore plus fort qu’avant. Axtone hésitait devant un dilemme courant dans sa profession : s’il restait dans la légalité, un gosse en détresse risquait de mourir. Ou de disparaître définitivement. Or cette idée lui était intolérable, à cause de sa fille disparue dans des conditions similaires. C’est en son souvenir qu’il avait accepté cette mission foireuse, pas seulement par donquichottisme. D’un autre côté, s’il franchissait la ligne blanche de la loi, il risquait de perdre sa licence, ou pire, sa liberté.
La femme rouvrit sa porte.
— J’en peux plus de cette musique… On peut pas dormir. Et mon abruti de mari est trop lâche, il a peur des néonazis. La sélection naturelle va nous rattraper, qu’il radote. C’est le père de mon fils, je m’en accommode, mais y a des jours, vraiment… Et les nuits surtout !
— Les skinheads ne sont pas tous politiquement désorientés, malgré la simplification des médias, répondit Axtone qui avait bien retenu la leçon. Vous y croyez, vous, à la vie que nous dépeignent les médias ?
— À qui qu’tu causes ? interrogea une voix masculine en provenance de l’appartement. J’ai les crocs, moi !
La femme leva les yeux au ciel et s’approcha d’Axtone. Elle lui mit la main sur l’épaule et lui parla au creux de l’oreille. Elle sentait bon le parfum bon marché. Il osa lui mettre une main sur la hanche, comme s’ils dansaient au son du reggae. Craignant de l’incommoder par son haleine, il ferma la bouche. Non, il n’avait pas bu depuis cinq ou six heures, ça passerait.
— Non, ils nous… Comment dire… Ils nous formatent, mais j’ai pas d’autres sources crédibles. Vous croyez que j’ai le temps de me prendre la tête à penser par moi-même ?
Malgré l’urgence et la tension de la scène, il ressentit le besoin de prolonger la conversation, de se relier au genre humain à cet instant.
— Il est vrai que sortir des sentiers battus est douloureux. Pourquoi restez-vous avec un homme qui vous mine ? Même pas capable de faire taire un morveux…
Elle accentua la pression sur son épaule. Il riposta à la hanche. Il devait maintenant faire un effort considérable pour ne pas la prendre dans ses bras et l’embrasser.
— Si vous faites taire le morveux, je vais y réfléchir. Mais j’en doute. Ce gars ne connaît qu’une raison, celle du plus fort. Méfiez-vous de lui, il est dangereux. Je l’ai lu dans ses yeux de malade. Les prisons débordent, les hôpitaux psychiatriques aussi…
— Oui, ce siècle sera celui du grand débordement.
Elle referma la porte tandis que son mari se remettait à beugler. 

Axtone patienta quelques minutes dans la cage d’escalier, le temps que Blanco relâche sa surveillance éventuelle. Ensuite, il alla s’agenouiller devant la porte palière. Il sortit quelques petits outils qu’il aligna par terre comme un bon ouvrier consciencieux, et entreprit de crocheter la serrure. Avec la musique, il ne risquait pas de donner l’éveil à l’ours dans sa tanière. Ouf ! Blanco n’avait fait que claquer sa porte. S’il l’avait verrouillée, même un serrurier professionnel n’aurait pas pu entrer sans percer la serrure.
Elle mit plusieurs minutes à lui céder. Voilà ! Plus tard, il reviendrait s’occuper de l’autre, celle de la voisine… Il voulait vraiment toucher sa chevelure. Il regrettait d’avoir ciblé la hanche. Encore une belle occasion de ratée dans sa louve de vie.
Il rangea son kit de crochetage, se releva et poussa la porte très lentement. Un courant d’air chargé d’effluves immondes l’assaillit. On entreposait des rats crevés, là-dedans ou quoi ? Même quand on lui avait coupé l’eau deux semaines, même pendant la grève des éboueurs, il n’avait jamais approché tant de puanteur, lui qui pourtant n’était pas délicat des naseaux. Sûr que ça ferait fuir le cambrioleur le plus motivé…
Il entra et ferma la porte. Le sol était jonché de sacs poubelles. Une fenêtre grande ouverte — pour respirer quand même — expliquait le courant d’air. La pièce était dans la pénombre, éclairée uniquement par la pleine lune et les voyants très lumineux de la chaîne hi-fi qui clignotaient comme des guirlandes de Noël. Il resta immobile devant la porte, le temps que ses yeux s’habituent à la semi-obscurité. À l’autre bout de la pièce, une silhouette se trémoussait en hurlant à pleins poumons :

I shot the sheriff, but I didn't shot no deputy ! Ooh-ooh-ooh !
Yeah, all around in my home town
They're trying to track me down, yeah
They said they want to bring me in guilty
For the killing of a deputy
For the life of a deputy
But I say, oh no-no

Soudain le fêtard aperçut l’intrus et la boucla enfin. Grand et décharné, les yeux brillants et les pupilles dilatées, il pouvait faire figurant dans un film de zombies sans passer par la case maquillage.
Le mélange du volume sonore, de l’odeur méphitique et du sevrage alcoolique commençait à enserrer la tête d’Axtone dans un étau.
— Excusez l’intrusion, commença-t-il, en écartant les bras en signe de paix. Je dois vous poser quelques questions sur…
— Tu viens pour moi, Ninja ! Tu t’es déguisé en vieux débris mais je t’ai reconnu !
— Vous faites erreur. Je suis Axtone Latuile, détective privé et…
— Quoi ?!
— Axtone Latuile. L-A-T-U…
Blanco s’empara d’une chaise et la lui lança à la tête. Latuile l’esquiva mais se prit les pieds dans un sac poubelle et tomba au milieu des détritus.
— Tu t’es aventuré sur mon territoire, Ninja ! Fatale erreur. J’ai posé des pièges pour te capturer.
Axtone allait se relever quand il aperçut un piège à loups juste à côté de lui, dissimulé entre deux sacs poubelles. Méfiez-vous de lui, il est dangereux. Je l’ai lu dans ses yeux de malade, l’avait averti la voisine psychologue. 


Lordius