Épisode 18 : Chasseur chassé

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Axtone s’empressa de prévenir Ali. Heureusement, le forain se trouvait à l’autre bout du pays et ne comptait pas revenir faire les marchés dans les environs avant la saison prochaine.
Ensuite, il appela Roy. Il en profita pour pointer du doigt l’intérêt de sa relation avec la police.
Il passa à son bureau rassembler ses rares outils de travail. Il ne devait pas y revenir avant d’en avoir fini avec Poinçonneur. Le troisième acte serait décisif. Axtone ne chercherait plus à faire arrêter Poinçonneur : la force dite de l’ordre avait démontré son incompétence.
Ce passage dans la clandestinité lui rappelait le premier acte. Sauf que cette fois, il n’était plus chasseur mais proie.
Il se rendit chez le dentiste faire recoller sa dent. Il en profita pour lui montrer la photo de sa fille, sans succès.

Il lui restait quelques jours pour trouver un point de chute : trop risqué de rester à son domicile. Il lui faudrait abandonner son mobile aussi. Tout cela alors qu’il était de nouveau à sec financièrement, et qu’il avait envie de vivre encore un peu. Vivre, bon sang !
Avec le moral, sa libido était revenue. Il appela Amanda :
— Salut, c’est moi, Axtone.
— Axe ! Ça me fait plaisir.
Il n’avait pas de temps à perdre. Poinçonneur allait se mettre à ses trousses. Alors direct :
— J’ai envie de te revoir.
— Viens, je t’attends.
Il y alla d’un pas rapide. Plus encore que d’habitude, vu la menace, il surveilla ses arrières. Il lui sembla qu’un type admirait ses talons. Il rentra dans un supermarché, enfila quelques rayons et ressortit. Le type était toujours là. Roy l’aurait-il fait suivre pour son propre bien, comme ce fut le cas quand il enquêtait pour la première fois sur le réseau de contrefacteurs ? Il l’appela tout en marchant.
— Non, ce n’est pas moi. Il ne perd pas de temps, sa bande est déjà à vos trousses. Dirigez-vous vers le square de l’autre fois. Je vous envoie des amis.
Axtone n’avait aucune envie de revoir le casqué qui l’avait jugé. Le nettoyeur lui avait pourtant sauvé la vie auparavant. Pas de sentiment dans ce milieu. On passe en un éclair du pinacle à la morgue. De plus, il fallait faire parler le gars, pas le nettoyer.
— Négatif. Je m’en occupe moi-même. J’ai besoin d’exercice.
Avoir estropié cette sangsue de Mangin lui avait fait un bien fou. Il s’agissait de poursuivre la thérapie sur un autre cobaye.
Il se dirigea vers la zone industrielle. Pas mal de bâtiments étaient désaffectés, victimes de la vétusté et de la crise. Axtone connaissait très bien ce quartier : il y venait souvent faire du vélo parce que la circulation automobile y était faible.
Juste après avoir tourné au coin d’une rue, il se glissa entre deux planches disjointes d’une palissade vermoulue. Elle clôturait un immeuble abandonné. Le terrain autour du bâtiment, auparavant une pelouse, faisait office de dépotoir : des centaines d’objets au rebut y étaient entassés. Peut-être le dépôt d’un SDF ferrailleur.

Le type tourna au coin à son tour. Il portait un jean bleu et une veste de survêtement grise. Un Blanc assez âgé, la soixantaine. Un bel âge pour mourir. Il ralentit, surpris par l’absence d’Axtone. Ce dernier repassa entre les planches et usa de son outil de travail : un bon coup de matraque sur la tête. Il l’attrapa par les aisselles et le tira par l’ouverture qu’il venait d’emprunter, après l’avoir agrandi d’un coup de talon dans une planche pourrie.
Parmi le bric-à-brac, il avisa un câble électrique au sol et saucissonna le sexagénaire. Il le fouilla méthodiquement et trouva un papier avec un numéro de mobile, un portable éteint et, attaché par du gros ruban adhésif à son mollet droit, un revolver de poche calibre 22 Magnum. Il tenait dans la paume de la main mais son barillet comptait quand même cinq coups. Un chef-d’œuvre de miniaturisation. Il ne fallait pas se fier à son apparence de jouet, c’était une arme de tueur : ce petit calibre ne pardonnait pas à courte distance, surtout quand il était distribué en cinq exemplaires. Malgré sa répugnance pour les armes à feu, Axtone l’empocha. Il se jura de le revendre dès qu’il aurait réglé son compte à Poinçonneur. Combien pourrait-il en tirer ? Trente bouteilles de pastis ? Cinquante ?
Le gars ouvrit les yeux mais garda la bouche fermée.
— C’est Poinçonneur qui t’envoie ?
— …
— Parle ou je te livre à Roy Rosso.
— Il m’a juste demandé de te suivre pour savoir où tu crèches. En échange, il protège mon frère en prison.
Le nom du parrain était plus persuasif que l’attirail d’un bourreau moyenâgeux.
Le gars avait dû se mettre en planque devant le bureau d’Axtone. Seule l’adresse professionnelle du détective était dans l’annuaire.
— Et ce numéro de téléphone ?
— Je dois l’appeler pour donner ton adresse. C’est tout. Laisse-moi partir et je lui dis que je t’ai pas trouvé.
Il ne pouvait pas prendre ce risque. Il appela Roy et lui conseilla de garder au frais le filocheur. Il pourrait servir de monnaie d’échange. Un quart d’heure plus tard, le nettoyeur prenait livraison du colis. Il était encore coiffé de son casque, malgré sa motorisation à quatre roues. Le porte-flingue qui l’accompagnait souleva comme une plume le saucissonné devenu blafard et hop, dans le coffre.
Poinçonneur aurait dû savoir qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même si on possède un certain potentiel et qu’on sait ce qu’on veut. Il avait fait preuve d’impatience. Il est vrai qu’il se doutait bien qu’Axtone serait prévenu de sa sortie et il devait l’anticiper. Axtone réalisa que s’il n’avait pas été emmené au poste pour ses chamailleries avec Mangin, Poinçonneur aurait maintenant son adresse ; peut-être même que le détective aurait déjà le contenu du barillet du petit revolver dans la tête.
— Je regrette mes mots de l’autre fois, confia Carlo. Ma femme m’a trompé une fois. Maintenant je suis veuf.
Axtone repartit sans rien ajouter. Il courut pour rattraper son retard. Bah, ils n’en étaient plus à une demi-heure près, après plusieurs mois. En fait, si.

En arrivant chez Amanda, il écouta à la porte, des fois que l’homme Georges soit rentré à l’improviste. Il saisit sa matraque dans sa poche et sonna. Elle ouvrit. Pas de lunettes, des bottes noires sexy et des collants pareils. Ses cheveux courts lui allaient pas mal, il s’attendait à pire.
— Le voilà enfin, mon vilain boudeur…, roucoula-t-elle.
Ensuite, elle ne pouvait plus parler.
Après le réconfort, l’effort : ils parlèrent du mari. Amanda lui apprit qu’il était parti en voyage, visiter leur fils au Royaume-Unifié. Alors, grande première, elle lui ouvrit les portes du salon, mais attention, pas celles de la chambre à coucher, ça non.
Le salon convenait à l’amant. La photo de mariage disparut dans la chambre. La télé, les bibelots et le portrait encadré du fils, il s’en moquait. La bibliothèque, pas mal. Ce qui l’intéressait surtout, c’était le canapé-lit et la fenêtre qui permettait de surveiller la rue.
— Tu es sûr qu’il va pas débarquer à l’improviste ?
— Pas de danger. J’ai demandé à Colin, mon fils, de me prévenir quand il rentre. Georges est devenu très posé, mais il ne s’intéresse plus à moi.
Axtone la fixa, interrogatif.
— Tant mieux ! ajouta-t-elle avec un sourire forcé. Je vais nous faire à dîner. Tu restes dormir. Ce sera notre première nuit ensemble. J’ai eu beaucoup de peine de notre séparation, tu sais.
Lui, c’était les circonstances de leur rupture qui lui avaient été longuement douloureuses. Il s’efforçait de ne plus y penser. Oublier, c’est guérir.
— Il faut que tu m’héberges jusqu’au retour de ton mari. J’ai des problèmes. C’est vital.
— Mais… Que…
— Tu tiens un peu à moi ?
— Oui… Enfin, beaucoup. Mais… Tu me prends de court. Pourquoi ?
— Pas de questions. Il n’y aura aucun danger tant que tu ne parles de moi à personne. Alors c’est d’accord ? Je peux compter sur toi ?
— Oui.
Touché donc aimant, il réussit à lui faire l’amour une seconde fois, sur le canapé-lit cette fois. Un doublé aussi rapproché, à son âge, il frôlait le Guinness des Records. À ce propos, il aurait bien pris une bière…

Pendant qu’Amanda allait faire les courses (elle n’avait pas de pastis notamment), Axtone appela Roy à propos du numéro de mobile du filocheur.
— Il faudrait quelqu’un qui nous donne le nom et l’adresse du propriétaire de ce mobile, conclut Axtone.
— Oui, votre suiveur ne nous a rien appris de plus. J’ai vérifié : il a bien un frère dans la même prison que notre ennemi commun. Je le comprends. Je crois que je m’attendris trop en vieillissant… Je vais bientôt me retirer. Dans ma profession, on commence jeune et on prend sa retraite tôt.
— Votre contact dans la police peut-il nous aider ?
— Ce crétin vient de se faire mettre à pied pour corruption. Et le vôtre ?
— Allons bon ! Vous m’aviez interdit de fréquenter la police…
— Une interdiction que vous transgressez quand cela vous arrange. Cette fois, cela nous arrange tous les deux. Je sens qu’il se trame quelque chose dans les bas-fonds de la ville. Nous devons frapper les premiers, dès qu’il sort de prison. Votre contact peut-il nous informer sur l’heure et l’endroit de sa sortie ?
— Je vais voir ce que je peux faire.
Il raccrocha et pensa à leur dernière rencontre, Roy avait failli lui régler son compte pour ses fréquentations policières. Et maintenant, il en redemandait. Il s’avérait très adaptable pour un truand, guère prisonnier de règles gravées dans le marbre des cimetières.
Il n’était pas question de demander à Fritz les modalités de levée d’écrou de Poinçonneur. Ça ferait d’Axtone le suspect numéro un. Coups et blessures ayant entraîné une incapacité de travail de plus de huit jours, dans le doute, ça passait. Homicide prémédité, dans le doute, ça se traduirait par au moins un an de préventive.
Il appela le capitaine de police. Compte tenu des services rendus et du désagrément causé au détective Latuile par la libération extrêmement anticipée de Poinçonneur, Fritz, à titre exceptionnel et de façon tout à fait officieuse, consentit à se renseigner sur les coordonnées du détenteur du numéro de mobile.

Le lendemain matin, état rare chez lui, Axtone se sentait bien dans sa peau. La nuit d’amour sur le canapé-lit presque conjugal l’avait requinqué. Surtout, après sa période de réclusion, la menace de Poinçonneur lui apparaissait presque dérisoire.
Fritz l’appela pour lui donner les coordonnées d’une dénommée Zoé Klump qui habitait dans la ville. Jusque-là, la version de son filocheur tenait la route. Axtone demanda incidemment des nouvelles de l’affaire qui le concernait au premier chef. Fritz daigna l’informer que la rumeur signalait des remous dans la communauté asiatique. Une équipe de tueurs venus d’Orient, semblait-il. L’intuition de Rosso était bonne.
Finalement, Axtone opta pour un pastis. Pendant qu’il le sirotait, Madame Mangin lui téléphona :— Quelle bonne surprise… Comment va la santé, chère madame ?
— Mal, mon ami. Je ne peux presque plus sortir de chez moi. Mais pas question d’aller à l’hôpital. Je me permets de vous appeler parce que mon mari a eu un accident. Une jambe cassée.
— Pauvre homme ! Lui si sportif. Comment est-ce arrivé ?
— Je n’ai pas bien compris. Les médicaments le rendent confus. Et il y a des complications. Il doit rester à l’hôpital.
— Pauvre homme, répéta Axtone.
— Comble de malheur, sa sœur, qui m’aide parfois, est partie, vu que c’est la période des vacances scolaires. Elle a bien raison d’en profiter avec ses enfants, tant qu’elle n’est pas malade. Alors je me suis dit : peut-être que le gentil Monsieur Latuile voudrait bien venir s’occuper un peu de moi ?
— Vous avez bien fait de m’appeler. La solidarité, c’est important, comme me disait votre mari l’autre jour. Je passerai demain matin.
— Vous n’auriez pas un créneau cet après-midi ? Ça me gêne de vous demander ça, mais…
— Entendu, Madame Mangin.
Deux planques valaient mieux qu’une. Et puis, Dame Mangin était une cliente qui l’avait grassement payé.

Il réfléchit, le temps de bâtir un plan concernant Zoé Klump, la fiancée présumée de Poinçonneur. Il appela Roy et lui donna les coordonnées de Mademoiselle Klump.
— Axtone, je me réjouis de votre coopération. L’autre fois, vous m’aviez fait des cachotteries quant à la camionnette des contrefacteurs antipatriotes. Cela avait d’ailleurs failli vous coûter la vie. Vous êtes devenu un véritable ami. Comment s’est comporté Carlo avec vous ?
— Je suppose que c’est vous qui lui avez ordonné de s’excuser.
— Je déteste les sottes querelles entre amis.
— Qu’allez-vous faire ? Kidnapper Klump et l’obliger à attirer son homme dans un traquenard ?
— C’est ce que nous ferions si Klump était un homme. Notre organisation ne s’embarrasse pas de beaucoup de principes. Toutefois, nous possédons un code d’honneur car nous sommes des hommes respectables. Nous ne touchons jamais aux femmes et encore moins aux enfants. Nous pourrions tenter de l’impressionner. Seulement, si le bluff ne prend pas, elle va prévenir son amant. Non, je crois qu’il faudrait la couver. La couver des yeux.
— J’ai une meilleure idée : la couver des oreilles. On introduit un micro chez elle. Quand son chéri sort du placard et l’appelle, on est aux premières loges.
— Le micro est votre spécialité. Je vous laisse faire. Il reste un ou deux jours pour le placer.
— D’accord. Par contre, ce sont vos amis qui intercepteront ensuite les conversations à l’aide du récepteur UHF. Je ne reste pas dans le sillage de la demoiselle alors que son fiancé connaît mon visage.
— Entendu.
— Je rentre en plongée. Mon mobile sera éteint. Je ne répondrai que sur celui de Jimenez. Vous avez gardé le numéro ?
— Oui, Gilles.


Lordius