Chapitre 6 : Expansion de la moisissure

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Le crapaud reste inerte, il regarde l’eau de sa mare en pleurant. Le majestueux batracien est devenu hideux, vieux et rabougri. Des pustules ont poussé sur sa peau dégoulinante. Sa bave est noire, ses yeux infestés de croûtes suintantes. L’herbe n’est plus comme avant : elle n’est que pourritures et mycoses. L’eau a laissé place à un liquide verdâtre et visqueux. Des dizaines de cadavres flottent. Tous les êtres vivants des environs sont morts et un silence macabre règne sur la clairière. Ils ont été empoisonnés par l’eau de la mare, pourtant si pure autrefois, et par cette herbe putride. Le sort a voulu que le crapaud en réchappe ; il est l’unique survivant de ce fléau. La souffrance est telle qu’il ne peut plus se mouvoir. Il reste immobile et regarde avec amertume son étendue d’eau. Il se souvient des temps heureux où l’on pouvait respirer dans son domaine — avant le jour maudit où l’étranger est apparu. Amorphe, il entend encore sa voix et perçoit parfaitement son visage, à jamais gravé dans sa mémoire. Comment un être si angélique a pu apporter un tel chaos ?

Il y a un mois, un homme est entré dans la clairière, s’est abreuvé à la mare puis s’est couché dans l’herbe. Les animaux étaient cachés comme à l’accoutumée. Lorsque les hommes viennent sur leur territoire, ils préfèrent se camoufler pour éviter le danger. Mais ce n’était pas un homme comme les autres : il était capable de les entendre et de leur répondre dans un langage commun. Toute la communauté fut stupéfaite. Chacun quitta sa cachette dans une cohue indescriptible, les animaux sortirent des arbres, des buissons, de l’eau, pour se ruer vers le visiteur. Le calme revenu, l’assemblée entoura l’étranger. Le crapaud s’adressa à lui :

— Sois le bienvenu, toi qui comprends les animaux et semble pouvoir leur parler. Nous t’accueillons dans notre domaine. Je ne sais pas si c’est la providence ou le hasard qui t’ont mené jusqu’ici, mais le récit de ta visite perdurera plusieurs générations. Je t’en prie, éclaire-nous, visiteur béni, dis-nous d’où tu tiens cette admirable faculté.
— Oh ! Mon ami, je ne pense pas que je sois béni, loin de là.
— Comment cela, un être humain capable de nous entendre, c’est inespéré ! Nous avons tant de choses à te dire.
— En effet, mais  les conséquences de cette faculté sont terribles. 
L’assemblée s’agita et la perplexité gagna peu à peu les esprits. Le crapaud demanda le calme et reprit :

— Explique-toi. On dirait que quelque chose te préoccupe.
— Je porte un lourd fardeau. Le fait que je puisse vous parler n’est pas un miracle ou une bénédiction, c’est un don qui m’a été offert. Mais ce don a un prix.
—Rassure-toi, nous sommes prêts à t’aider et nous ferons tout pour te préserver. Chaque être vivant ici présent est ton ami.
— Ne soyez pas si généreux avec moi, je ne le mérite pas. Je voudrais m’excuser pour la peine que je vais engendrer, je vous demande de n’en tenir rigueur qu’aux bourreaux qui sont responsables de mon état. Tout ceci n’est que fatalité.

Les animaux s’affolèrent à l’écoute de ce discours inquiétant. Tous s’étaient figurés que l’homme était porteur de grâce et de sagesse mais le doute à présent échauffait les esprits et la peur glissait vers les terriers et les nids.

— Je viens de très loin, voilà des jours que je marche à travers les champs, les montagnes et les rivières. Mon périple est rude et le repos rare. Je suis à la recherche de l’être abject responsable de ma perte. Ayant poussé les limites de ma condition physique à l’extrême, je suis tombé sur votre magnifique clairière. Je me suis alors installé derrière un arbuste et vous ai observé. Tout était si beau que je ne pouvais en croire mes yeux. Votre perfection m’a touché, il fallait que je m’approche et partage ce bonheur. Mais ce désir n’est qu’un péché de plus. J’ai commis une terrible erreur en venant dans votre sanctuaire. Je me suis cru humain, comme autrefois, mais il n’en est rien. J’ai oublié qui j’étais et me suis approprié des sentiments qui ne m’habitent plus depuis longtemps. Cette illusion est une faute car j’ai causé votre perte. La raison aurait dû me garder d’agir ainsi. Le pire est que je recommencerais si c’était à refaire, votre bonheur est si grand que je ne pourrais l’éviter…
Le silence tomba sur la clairière et la peur enserra l’assemblée. Le doute avait disparu et laissé place à la certitude, celle que quelque chose de terrible allait s’abattre sur la communauté. Le crapaud soucieux pour les siens voulut en savoir plus.

— Je ne sais quoi penser. Tout à l’heure j’étais confiant et voilà que je suis effrayé par ton récit. J’ignore qui tu es et pourquoi tu as fait une erreur en t’approchant. Dis-nous ce qui te pousse à croire que notre avenir est brisé.
— Je ne suis plus un homme. Depuis quand, je suis incapable de le dire, tout est flou dans mon esprit. Tout ce dont je me souviens, c’est que je suis mort après une vie misérable. Mon existence n’a été que souffrance et déception, et ma fin a été le reflet de cette déchéance. La haine et la douleur accumulées ont fait de moi une créature féroce revenue d’entre les morts. Mon passage est inévitablement suivi par le chaos. Je suis la peste et la putréfaction, forcé de cacher mon apparence car ma véritable nature irradie mon visage et mon corps. Tout en moi n’est que moisissure et purulences. Votre univers si précieux va se transformer en un enfer fétide. Votre eau deviendra noire comme les profondeurs, la nature va dépérir rapidement. Il est temps pour vous de fuir car la vie a quitté cet endroit. La mort s’approche et le poison qui coule dans mes veines aura raison de vous tous.
— Il y a bien un moyen d’empêcher ce phénomène !
— Rien ne pourra plus arrêter la mort en marche. Vous devez partir dès maintenant. Sois raisonnable, digne patriarche, et prends sous l’aile de ta raison tous tes amis.
— Nous sommes liés à cette terre, il est impossible pour nous de la quitter par crainte de ce que tu décris comme un chaos rampant
— Veux-tu voir ma vraie nature ?
— Non, ne te donne pas cette peine. Mon instinct me guide et mon discernement ne m’a jamais trahi. Regarde, vois-tu une seule âme qui se résigne à écouter les paroles d’un fou ? Je ne te juge pas, le mal que l’on t’a fait est impardonnable.
— Tu me prends donc pour un aliéné, gentil crapaud. Je te comprends et suis désolé que mon art de la persuasion n’ait pu te toucher.
— Nous resterons ici. Pars loin de cette clairière à présent.
— J’espère que les souffrances à venir seront brèves et votre mort la moins douloureuse possible. Je vous demande une dernière fois de me pardonner.

Serphar se releva et fit un dernier signe amical à la communauté. Un silence glacial pesa sur chacun, annonciateur du drame inéluctable. Les animaux fixèrent l’homme sans un bruit et se rassurèrent de le voir s’éloigner puis disparaître subitement, pareil à un spectre. Les regards se croisèrent et l’angoisse grandit, mais le crapaud prononça un dernier discours qui tous les réconforta.


Quelques jours plus tard, l’hécatombe commença.
L’eau, les arbres et l’herbe se transformèrent en un amas pestilentiel…


Cyril Calvo