Chapitre 17 : L’offrande

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Maldoror s’approche du cadavre d’Hector couché sur la banquette avant de la calèche. Il tire la carcasse vers l’arbuste le plus proche, la camoufle sommairement puis cherche la tête du malheureux qui a roulé un peu plus loin. Il finit par la retrouver près d’un bosquet. Des nuées de mouches avides se sont déjà mises à table ; d’un geste précis il arrache les yeux globuleux de leurs orbites et se débarrasse du crâne en le jetant dans un fossé. Quelques corbeaux effrayés brusquement s’envolent, dérangés par le bruit sourd de la tête se fracassant contre un rocher. Maldoror glisse les deux présents dans un mouchoir brodé et les enferme dans sa besace frappée d’un étrange signe jaune. Il s’occupe ensuite du corps sans vie de Marc, qu’il dépose délicatement à l’intérieur de la calèche. Il referme la porte avec précaution, redresse son col tout en observant les alentours plongés dans l’obscurité et se met à la place du cocher. Il tire une mince fiole de la poche de son veston et boit d’un trait le liquide sirupeux qu’elle contient : une sensation de bien-être l’envahit et lui permet de mesurer toute la portée de son œuvre.
Marc est sans conteste l’une de ses plus belles proies. Il est bien au-dessus de ces vermines insignifiantes qu’il a croisées durant des décennies. Si jeune, et si désespéré… Il fonde beaucoup d’espoirs sur cette dépouille ; il espère que le résultat sera à la hauteur de ses attentes. La dernière fois qu’il s’est senti aussi euphorique remonte à la mort du comte. Il s’en souvient comme si c’était hier, pourtant cette rencontre est d’un autre temps. Cet artiste torturé, à l’esprit si tragique et profond, lui avait donné tant d’espérances ! Pour lui, il avait dépensé plus d’énergie que pour aucun autre : la déception fut d’autant plus grande lorsqu’il en perdit définitivement le contrôle. Sinistre période de solitude et de doute, où il en venait à ne plus croire en ses nécessaires forfaits… Il ne permettra pas que cette trahison se produise à nouveau : Marc lui appartiendra pour toujours. Jusqu'à présent ses proies ne l’ont qu’à demi satisfait ; mais il sent qu’avec cette âme brisée, cet exquis cadavre, tout va changer enfin pour pleinement nourrir sa démence.

Après des heures de route à travers la nuit, Maldoror arrive près d’une auberge reculée. L’enseigne rongée par le temps ne tient qu’à un fil, en l’occurrence deux mailles de fer rouillées qui maintiennent à peine l’écriteau de bois à la façade. Un vieil homme est assis sur un banc de pierre attenant à l’entrée. Très lentement il relève le menton, et d’une voix sans émotion s’adresse au maître du chaos rampant :
Vous voilà enfin de retour !
— Pas un mot, créature abjecte, ou je t’arrache la langue.
L’impudent baisse la tête et ravale sa salive. Le démon courroucé s’approche de lui et seule une voix provenant de la pénombre offre un répit inespéré au malheureux.
— Épargnez-le, maître ! Il est heureux de vous revoir, comme nous tous. 
— Cela ne l’autorise pas à s’adresser à moi pour autant.

Une simple torsion imprimée des deux mains sur la nuque du vieillard suffit à la briser net : Maldoror se contente de cette sentence expéditive et suit son interlocuteur à l’intérieur de l’auberge. Celui qui le devance, un homme obèse et voûté aux habits tachés de graisse, adresse un signe discret à l’un des employés derrière le comptoir pour qu’il aille s’occuper du corps. Il le sait, rien ne doit jamais déranger les visées de Maldoror sous peine de déclencher son impitoyable colère. Il le guide jusqu’à une banquette pourpre isolée derrière le bar ; sur leur passage, les pauvres hères présents dans la salle les saluent machinalement, pareils à de vieux automates.
— Vous avez eu raison d’agir de la sorte, il vous avait manqué de respect…
— Je me moque de ce que tu penses, rétorque Maldoror en s’asseyant. Qu’on m’apporte à boire, j’ai fait un long voyage. Maintenant écoute-moi : ma calèche est dehors, avec un corps à l’intérieur. Tu vas l’amener en lieu sûr avec le plus grand soin, et tu prendras ensuite la lame posée sur la banquette avant.
— Que dois-je en faire ?
— Elle est pour toi. Lorsque j’aurai commencé le processus, tu te trancheras la gorge.
— Comme il vous plaira, répond l’homme au regard vide tandis qu’un bock d’une boisson noire et luisante vient d’être servi.

Quand Maldoror en a terminé avec son verre, il se dirige à l’étage sans un mot, plongeant par son départ la salle entière dans un silence macabre. L’homme voûté sort de l’auberge d’un pas las : il aimerait s’enfuir, tout laisser derrière lui et retrouver sa vie d’avant, mais il sait très bien que sa mort inévitable n’est qu’un début. Il sait aussi que le démon s’en prendra à ses proches s’il n’obéit pas, et il ne veut pas courir ce risque : mieux vaut la mort imminente qu’imaginer ne serait-ce qu’un instant ce qu’il pourrait leur faire. L’estomac noué plus qu’à l’habitude, il s’apprête à reproduire sa tâche ingrate de croque-mort résigné. Il a fait cela des dizaines, des centaines de fois peut-être, sans jamais savoir pourquoi. Aujourd’hui, c’est la dernière : il regarde le visage de Marc défiguré par l’œuvre au noir opérée par Maldoror avant de soulever sa carcasse, de la poser sur son épaule et de l’amener jusqu’à la porte dérobée à l’arrière de l’auberge. Il se repère dans les ténèbres qu’il ne connaît que trop, suit les marches qui s’enfoncent sous le niveau du sol et dépose le corps froid et rigide près de la porte en bois massif de la cave.
Après de longues minutes d’hésitation, il retourne à la calèche et se saisit de la lame posée à son attention sur la banquette avant. Il ferme les yeux et se tranche la gorge d’un coup sec. La douleur est intense mais le soulagement de quitter ce lieu impie justifie la pire des souffrances. Depuis la fenêtre ovale du dernier étage, Maldoror observe la scène avec un plaisir certain. Il aime s’assurer de la complète soumission de ses pions ; désormais qu’il ne reste personne ici à connaître le visage de Marc, il peut se charger du plus important. Il se rend à la cave par une issue connue de lui seul et y retrouve le cadavre à la beauté sépulcrale, noirci par les premiers germes de sa malédiction. Il sort de sa besace une très ancienne clé d’argent, qu’il glisse dans la serrure de la porte. Simple barrière entre deux mondes, entre deux univers, le bois scintille et se fond en un halo lumineux : Maldoror s’y engouffre sans attendre, le corps de Marc dans les bras. Une fois disparu la lumière s’évanouit à son tour, laissant derrière lui une banale porte close, alors que là-haut les clients fantômes, ces vilaines statues de cire, vident leurs verres tout en marmonnant des louanges à leur maître maudit.

Il est de retour dans la cité cyclopéenne, l’antre de ses lugubres rêveries. Un sourire au coin des lèvres, Maldoror s’enfonce dans les ruelles escarpées et labyrinthiques, identiques aux circonvolutions malsaines de son cerveau, en direction de la tour sombre qui domine la ville. Une petite créature aux membres difformes s’extirpe du caniveau et s’agenouille à ses pieds ; Maldoror tend aussitôt sa besace à l’immonde serviteur.
— Prends les yeux à l’intérieur et accroche-les au pilori. Hector fut un serviteur loyal, il mérite bien cet honneur.
Comme excitée d’une joie mauvaise, la créature serre fort la besace contre sa poitrine flasque, sautille sur ses pattes gélatineuses et s’empresse d’aller à l’extérieur de la cité où se dresse la colonne aux milliers d’yeux.
Maldoror continue son chemin parmi les ruelles inégales maladroitement pavées. La ville entière semble déserte, engoncée dans une torpeur morbide. Seuls quelques badauds inexpressifs se déplacent le long des trottoirs morcelés. Bras ballants, pâles et décharnés, ils vont et viennent sans but précis ; la vie les a quittés depuis longtemps. Les maisons, laissées à l’abandon, affichent sur leurs façades à la noirceur de cendre les stigmates d’affrontements furieux et lointains, derniers vestiges de l’unique insurrection à avoir embrasé ces lieux. Il n’y a que la tour noire, aux fenêtres en ogive resplendissant d’une lueur étrange, qui semble animée. Loin de l’artère principale conduisant à l’entrée de la tour, il descend à présent les cent marches d’onyx qui s’enfoncent directement dans la roche, tout en prenant garde de ne pas altérer le corps de sa nouvelle proie qui se balance sur son épaule. Alors qu’il paraît marcher vers une infranchissable paroi de pierre sculptée, celle-ci s’efface sur son passage et lui permet d’accéder à une caverne monumentale.

La bonne odeur du salpêtre mêlée à celle de la putréfaction comble d’aise ses narines délicates. Il se réjouit de retrouver son repaire quitté de longue date : la traque de sa dernière proie a pris plus de temps que prévu mais cela en valait la peine. Il dépose le corps de Marc sur une grande couche de granit, puis choisit avec soin sur une desserte en verre polie une nouvelle fiole dont il boit goulûment le gluant contenu. Une joie immense l’enveloppe, comme peut en ressentir l’homme rentré d’un vaste périple qui retrouve sa famille et son foyer. Il ne lui reste qu’à achever le processus. Sa main blanche et osseuse se pose sur le front de Marc, et Maldoror commence à psalmodier un chant incantatoire dans une langue inconnue des hommes. Des spasmes animent soudain le cadavre : il se délecte de ces convulsions folles, savoure chaque instant du charme funèbre dont il est l’instigateur, qui violemment arrache les morts à leur repos sans lui éternel — offrande des dieux d’un autre temps, qui sublime sa toute-puissance sur l’humanité déchue.


Cyril Calvo