Chapitre 18 : Le prophète fou

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Il est assis sur son trône monumental, un verre à la main. Il fait tournoyer lentement le liquide verdâtre dans le récipient en cristal tenu de la main gauche ; la droite est encore agrippée au scalp ensanglanté d’un serviteur trop bavard, qu’il finit par abandonner sur le sol dallé de marbre. Le bruit sourd de la foule amassée à l’extérieur, étouffé par les épaisses cloisons du palais, lui laisse néanmoins présager un affrontement imminent. Depuis des heures, des jours peut-être, les cris s’intensifient et la situation échappe un peu plus encore à son contrôle. Les gardes livides, aux membres difformes et à la peau flasque sous leurs armures moirées, n’arriveront bientôt plus à contenir les assauts des insurgés. Ils approchent inexorablement de la tour, mètre après mètre, barricade après barricade, les armes à la main ; et dans leur sillage, au pied des bûchers de fortune, allongés dans le sang ou la cendre, s’amassent à travers les ruelles d’innombrables cadavres gélatineux.
Il se lève, soucieux, pour observer par la fenêtre la colère des habitants regroupés en contrebas. Les charpentes en feu çà et là. Les murs abattus. Les demeures séculaires réduites en gravats. Et la fumée chargée de la puanteur issue de la calcination des chairs qui recouvre le chaos ambiant. La situation ne pourrait être pire, à dire vrai le dernier monarque s’en moque : la fureur ambiante ne fait qu’attiser follement sa haine et sa soif de représailles.
Lui qui a fondé cette ville, pierre par pierre, qui a fait tant de sacrifices, qui s’est tant investi pour accomplir son destin, se montrer à la hauteur des charges conférées, n’arrive pas à croire à tant d’ingratitude. Tout dans ce soulèvement spontané lui paraît absurde et intolérable : il boit d’une traite le fond de liqueur glauque contenu dans son verre puis le jette contre le mur en jurant. Des éclats acérés viennent frôler sa peau : un sang noir s’échappe de la fine coupure et coule le long de ses doigts, quelques gouttes qui s’écrasent sur le sol en dessinant des alvéoles crayeuses sur le marbre, comme corrompu par l’action d’une substance acide.

Un homme longiligne, vêtu d’une tunique de brocart rehaussée d’un gilet sombre, un chapeau à haute forme à la main, s’avance dans la vaste salle, au dernier étage de la tour noire, où le monarque pourtant a demandé à n’être dérangé sous aucun prétexte. Son teint est jaunâtre, ses dents complètement gâtées. On pourrait croire qu’il s’agit d’un cadavre fraîchement déterré qui s’approche, bien que des tics nerveux d’anxiété transparaissent sur son visage.
— Comment oses-tu venir ici ?
— Je m’adresse à vous en ami, sire.
— Sire ! Comment peux-tu m’appeler ainsi ! C’est toi et toi seul qui as intrigué et conspiré depuis des mois, qui as monté dans mon dos cette mutinerie ignoble pour me renverser ! Alors que je te faisais confiance ! Je t’ai confié les clés de la ville pendant mon absence : comment as-tu pu me trahir ? Réponds, misérable !
— Vous vous trompez, sire, je n’ai jamais rien fait de tel. J’ai toujours cherché à vous épauler pour que vous fassiez ce qu’il y a de mieux pour le peuple.
— Regarde-le, ton peuple ! Rien que des charognes qui saccagent ma ville !
— Il est encore temps de les raisonner. Je connais ces hommes, ils ne sont pas mauvais, mais vous devez faire machine arrière. Je vous ai pourtant prévenu mais vous ne m’avez jamais prêté le moindre égard. Votre obsession pour la mort et la barbarie ont eu raison de vous. Je vous en conjure, arrêtez de répandre le chaos et attachez-vous à redresser notre belle cité.
— J’ai tout fait pour eux ! J’ai tout construit, tout crée par ma volonté seule ! Sans moi, il n’y aurait ici qu’un immense désert de poussière.
— Il est vrai que vous avez été bienveillant, il y a fort longtemps de cela. La situation s’est dégradée depuis, elle n’est plus tenable pour vos sujets. Votre démence ne connaît plus de bornes…

Les hurlements en bas de la tour sont si forts qu’ils font trembler les murs : ce n’est plus qu’une question de temps avant que le palais ne soit envahi. Le monarque s’approche de son conseiller, dont les dernières paroles l’ont intrigué.
— Que viens-tu de dire ?

— La vérité, sire. Vous êtes le responsable de ce qui est en train de se produire. Votre désir de perfection s’est transformé en haine au fil des ans, en mépris pour les faiblesses de vos sujets…
— Comment cela ?
— Vous auriez pu le constater par vous-même, si vous ne partagiez pas votre temps en longs voyages solitaires et en claustration dans cette tour : la cité n’est plus la même qu’autrefois. Les exécutions ont remplacé les jeux, les rites festifs ont été écartés au profit de cérémonies macabres. Vous avez changé au contact des hommes, votre aura est devenue plus intransigeante, plus impitoyable… Elle a irradié nos rues, nos maisons et nos âmes, comme une épidémie. Et vos discours qui enflammaient jadis les imaginations n’inspirent plus que la terreur, tout comme ces horribles piliers que vous avez fait ériger autour de la ville, soi-disant pour nous protéger des créatures de la nuit que vous êtes le seul à voir…
— Mon pauvre comte, vous me décevez… J’ai fondé cette ville à mon image, je m’attendais à mieux de votre part à tous. C’est vous qui n’avez pas été à la hauteur de mes aspirations. J’ai été naïf, si naïf… Je ne fais qu’accomplir la volonté de Ceux qui m’ont chargé de vous instruire, et Ils réclament leur dû.
— De qui parlez-vous ? Vous restez sourd à mes doléances.
— Non, bien au contraire. J’ai entendu votre souffrance, mais des forces qui vous dépassent nous surveillent, sachez-le. Je me souviens lorsque je vous ai rencontré. C’est vous qui m’avez inspiré, votre âme était si pure, si noble… Hélas tous les hommes ne sont pas comme vous : ce sont des chiens qui ont besoin d’être dressés, et c’est ce qu’Ils m’ordonnent de faire. Vous ne savez rien d’Eux. Ils dansent au-dessus de nos têtes dans les espaces froids, autour du dieu-sultan, au rythme de cette mélopée insensée, et leurs rires sont si forts qu’ils anéantissent les étoiles… Si je ne fais pas ce qu’Ils veulent, Ils reviendront. Et ce sera bien pire que tout ce que vous pouvez imaginer.
— Sire, je vous en conjure, reprenez vos esprits ! Rendez le pouvoir, repentez-vous et aidez-nous à redonner sa splendeur d’antan à notre ville. Vous étiez un bâtisseur, un visionnaire : à présent, vous n’êtes qu’un prophète fou.
— J’ai cru que je pouvais vous manipuler, pourtant vous vous êtes rebellés et vous êtes appropriés des sentiments qui vous ont quittés depuis longtemps. Je pensais pouvoir vous contrôler tels des pantins, j’avais tort… Voilà que vous vous prenez pour des humains, alors que vous n’êtes que des cadavres ambulants.
— Non, vous vous méprenez ! Nous sommes vos sujets !
— Tout n’est qu’illusion. Cette mascarade doit cesser. J’ai fait une terrible erreur en vous donnant ce simulacre de vie, je vais y remédier. Cette cité va disparaitre, en tout cas ses habitants. Votre destin est scellé. Et j’ai un tout autre projet pour vous…

D’un geste autoritaire, le monarque mit fin à la conversation et usa d’un nouveau maléfice pour plonger le comte dans un coma profond — avant de le rappeler à ses côtés bien plus tard. Il descendit aux étages inférieurs et tua de ses mains ses serviteurs et tous ceux qui lui étaient encore fidèles. Ensuite, il ouvrit les portes du palais.
Toute la population fut décimée en quelques heures, jusqu’au dernier nourrisson. La pestilence fut insufflée dans chaque être et chaque chose, à travers son souffle. Sa démence nourrissait de grands desseins : de ces ruines un nouveau royaume allait voir le jour. Durant des années, ses serviteurs bâtirent une gigantesque caverne sous la tour noire. Le prophète fou disposait ainsi d’un lieu à la hauteur de ses ambitions viciées, à l’abri du regard inquisiteur de ses maîtres. Comme les bâtisseurs de Babel, son orgueil était sans limite. Depuis son antre, le chaos rampant pouvait se répandre sur le monde, et ses proies damnées devenir l’instrument de son immortalité.
Mais avant tout cela, alors que le monarque venait d’ouvrir les portes du palais assiégé, il s’était adressé une dernière fois à ces sujets, en ces termes qui les firent frémir, et devaient annoncer leurs tourments sans fin :
« Je suis votre seul maître, depuis toujours et à jamais. Je vous ferai renaître, pour que vous me serviez durant l’éternité. Je régnerai sur le charnier de vos rêves en lambeaux, et vous me vénérerez sous le nom de Maldoror. »


Cyril Calvo