Chapitre 20 : L’heure de la révélation

Publié le

« Le sommeil est une récompense pour les uns, un supplice pour les autres.
Pour tous, il est une sanction. »

(Comte de Lautréamont, Poésies II)

 

Des mots étranges et incompréhensibles, claquements et sifflements superposés, des bruits sourds ou stridents qui résonnent en tous sens, le vrombissement continu de pistons et de cylindres métalliques au cœur d’une mécanique complexe, des bribes de langage inconnu, lancinantes, qui recouvrent des râles de douleur : le chaos auditif qui perce ses tympans l’arrache à un long, si long sommeil.
Une odeur âcre d’ammoniac lui irrite immédiatement les sens : Marc ouvre les yeux, déphasé et hagard, oscillant entre panique et stupeur, et bien vite cette odeur de propreté clinique est remplacée par celle terrifiante de la mort — putréfaction et moisissure. Il lui est impossible de bouger : allongé sur le dos, il ne peut que tourner la tête péniblement, avec une lenteur extrême, pour appréhender ce qui l’entoure. Des souvenirs lui reviennent confusément et son cœur se soulève. Un effroi indescriptible, sentiment insurmontable d’angoisse et de dégoût, s’empare de tout son être, le submerge jusqu’à l’asphyxie.

Il est sanglé sur un lit d’hôpital. Un mince drap blanc grêlé de taches sombres et sèches, rappelant la toile de lin dans laquelle on ensevelit les morts, le recouvre jusqu’à la poitrine, Autour de lui, tout paraît étrangement mouvant, comme s’il reposait au milieu d’une mer de ténèbres ; cette sensation est autant due à sa raison désemparée qu’aux amas de scarabées et de cloportes qui moutonnent sur les murs comme des nuages glauques. Le sinistre lit médicalisé sur lequel il est maintenu se trouve au sein d’une grotte humide et glaciale. Elle est occupée d’autres lits similaires, sur lesquels dorment ou se débattent les yeux fermés de presque cadavres humains. Loin dans les profondeurs de la caverne, il lui semble que brûlent des feux noirâtres engloutissant des monceaux de chair dévorée d’insectes. Les parois rocailleuses paraissent baigner dans les relents de fumée qui en résultent, rendant l’air suffocant de puanteur. 
Son regard s’attarde sur les lits rouillés, des centaines peut-être, installés côte à côte autour de lui. Des tuyaux transparents parcourus de flux sombres courent sous les draps pour les relier les uns aux autres, formant une seule chaîne macabre démesurée, comme un mortifère cordon ombilical, avec pour relais parfois d’imposantes machines rectangulaires en acier qui agissent comme de bruyantes pompes. Marc ressent une vive douleur dans le dos : en penchant la tête, il constate que deux de ces tuyaux partent également de son lit, de part et d’autre, et doivent être fixés quelque part dans son dos, peut-être directement à sa moelle épinière.

Des chiens. Des chiens qui halètent. Il ne les voit pas. Il les entend et cela lui fait peur, il sent monter la nausée en lui. Il a l’impression que des ombres se glissent entre les lits puis se fondent dans la noirceur environnante, disparaissent dans les tréfonds de la caverne monumentale. À sa gauche, le drap blanc qui recouvre le lit est imbibé de sang, qui goutte et dégouline sur le sol poussiéreux. Les halètements se font plus forts et il distingue un chien difforme à la gueule baveuse, laissant traîner par terre ses tripes pendantes, qui s’approche du lit pour laper la flaque de sang. Marc ne pense qu’à fuir mais n’a pas la force d’arracher ses liens, et ne serait sans doute même pas capable de se lever. Si seulement il pouvait comprendre ce qui s’est passé, et comment il est arrivé jusque-là…

— Maldoror… Maldoror… Maldoror ! crie-t-il avec le peu de force qui lui reste.
— Te voilà enfin réveillé…
La voix rauque provient de l’obscurité proche : à quelques mètres de lui se détache de l’ombre une silhouette humanoïde, longiligne et nue. Marc ne la discerne qu’en partie mais cette vision partielle pourrait suffire à le rendre fou. Maldoror s’approche de lui dressé sur ses pattes de bouc, le buste entièrement drapé de coléoptères grouillants, carabes et cantharides qui agitent leurs élytres sans parvenir à s’envoler. Son visage oblong est dissimulé par un masque de tissu jaune vif, percé de fentes évasées laissant entrevoir des pupilles rouges ainsi que des canines effilées. Le démon tient dans les mains un grimoire relié à la couverture pourpre d’aspect rugueux, pareille à une peau épaisse et parcheminée : en son centre s’étale un signe kabbalistique impie, une étoile noire à neuf branches qui abrite un œil ouvert, luisant, immense, qui terrifie Marc — car il a la certitude qu’il est vivant. La main griffue du monstre se pose sur son front en l’entaillant jusqu’au sang.
— Tu as tellement dormi… Comment te sens-tu ?
— Où… où suis-je ?
— Tu es chez toi, Marc. Là où tu dois être… Ta seule place en ce monde.
— Maldoror… Laisse-moi partir…
— C’est impossible. Tu n’aurais nulle part où aller de toute façon. Ta demeure est ici, Marc, je l’ai construite pour toi : regarde, tous les gens que tu as connus sont avec toi, ils t’entourent, ils t’accompagnent.  
Marc penche difficilement la tête et l’horreur le submerge à nouveau : allongés dans les lits environnants, il reconnaît de loin en loin le villageois crucifié, les gens qu’il a tués, le fils de l’aubergiste, le comte et ses propres parents… Tous ceux qu’il a pu croiser durant son périple sont là, prisonniers comme lui.
— Qu’as-tu fait, Maldoror ? Nous devions nous battre, murmure Marc avec mépris. Tu n’es qu’un lâche, un lâche de la pire espèce.
— Il n’a jamais été question de nous battre, mon ami. Tu as toujours été dans ce lit et j’ai toujours été à tes côtés, depuis des siècles et des siècles. 
— Co… comment ?

— C’est la vérité, Marc.
— Mon nom est Serphar.
— Non, tu es Marc. Tu as toujours été Marc.
— Je l’étais… jusqu’à ce que tu me tues et me transformes. 
— Je t’ai arraché à la vie, c’est vrai, mais je ne t’ai pas changé en démon comme tu le crois : je t’ai ramené ici, dans mon antre, pour te plonger dans un sommeil sans fin, ce long rêve de haine et de sang que tu as traversé.

— Non… c’est impossible…
— Serphar est le personnage que tu as inventé en songe, ton double vengeur. Tout ce que tu as vécu, tu l’as toi-même créé, à l’image de ce qu’a été ta vie. Tes rêves sont des océans de désespoir, c’est pourquoi tu es si important pour moi : tes cauchemars sont ma nourriture, Marc. Comme tous les autres ici, tu produis ce fluide noir, cette essence du mal qui me maintient en vie.
— Non… non !
— Tes fantasmes, tes souvenirs et tes rêves se sont mêlés, amalgamés, pour donner naissance à une fiction que tu as prise pour la réalité. Mais la seule réalité qui soit, c’est celle-ci : tu es cloué sur ce lit, relié aux innombrables victimes qui m’alimentent, et vous tous m’appartenez jusqu’à la fin de ce monde.
— Je n’y crois pas… tu mens, tu mens comme toujours…
— Peu importe ce que tu crois, bientôt tu vas te rendormir pour reprendre au début ce même rêve, comme depuis tant d’années, et tu oublieras tout ce que tu as vu. Je suis le réceptacle des âmes brisées, Marc, le comprends-tu maintenant ? Vous êtes à moi. Tous. Je vous ai suivis, je vous ai traqués, je vous ai tués. Vous êtes mes proies, mes victimes pour l’éternité. Nous sommes dans les profondeurs de la terre, dans les limbes où je vis reclus, où je me repais de vos tourments. Mon plaisir et ma survie proviennent de vos rêves atroces. Il y a fort longtemps, j’ai tenté d’offrir un meilleur sort aux hommes mais ils m’ont trahi. Désormais, vous êtes mes jouets, à jamais. Sur Terre, j’ai pris votre corps et votre sang ; ici, je contrôle votre esprit et vote âme.
— Non, non ! hurle Marc en tentant de se débattre, des larmes de rage coulant sur ses joues.
— Tu es en train de perdre la raison, comme d’habitude. Je ne sais plus combien de fois nous avons déjà eu cette conversation mais c’est toujours une joie pour moi de te voir sombrer dans la folie avant de te rendormir. Repose-toi, Marc, entame un autre cycle de désolation, retourne t’abîmer dans tes propres cauchemars. Imagine encore un univers sans espérance pour nourrir ton maître.
Les griffes de Maldoror glissent doucement sur le front de Marc, y laissant de fines coupures qui cicatriseront avec le temps ; Marc, lui, a fermé les yeux, noyé dans la brume opaque de nouveaux rêves. Bientôt, sans souvenirs précis de son passé, il reprendra conscience sous un ciel gris, près d’un homme en croix, et de grands projets de meurtre et de vengeance l’animeront.


Pendant que le corps de Marc est agité de convulsions, Maldoror s’éloigne pour retourner dans l’obscurité où il attend, où il espère échapper à la colère de Ceux qui l’ont créé. Le corps de sa victime favorite se raidit un instant puis s’étend dans le lit pâle qu’elle ne quittera plus, comme apaisée, happée par une nouvelle fiction dont Maldoror saura retirer l’essence et le suc. De temps à autre, le démon se dirige vers la gigantesque cuve où se déverse le fluide noir de tous ceux qui rêvent pour lui, pour en remplir des fioles et des flacons dont il se délecte. Quand il n’est pas en chasse à la surface de ce monde qu’il abhorre, il demeure dans sa lugubre caverne : souvent il vient s’asseoir auprès de Marc, assis sur un petit tabouret de bois, le grimoire ouvert à la main, et récite avec vénération et peur des strophes maudites qui échappent à son entendement.
Ce sont des mots étranges et incompréhensibles, des syllabes qui claquent ou sifflent entre ses lèvres : sans qu’il s’en doute, ces mots s’élèvent à travers la terre, s’élèvent dans le ciel et dérivent dans l’espace, pour faire danser et rire sous les étoiles noires, le long des lagunes d’énergie froide, Ceux que l’on ne voit pas — ils dansent et rient au son de ces prières maudites chuchotées, ces funèbres oraisons flottant dans l’immensité des ténèbres, dansent et rient en entendant ces mots d’épouvante inouïe qui sont l’Ode au Chaos Rampant.


Cyril Calvo