« L’Homme sans âge », time is time

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L’Homme sans âge (Youth Without Youth) est un film réalisé par Francis Ford Coppola, sorti le 14 novembre 2007 en France. Cette coproduction internationale est l’adaptation de la nouvelle Jeunesse sans jeunesse de l’auteur roumain Mircea Eliade. 

Synopsis : En 1938, frappé par la foudre à Bucarest, le vieux professeur Dominic Matei (Tim Roth) accède à un état de surhomme. Hypermnésique, il peut poursuivre la quête de sa vie, la recherche des origines primaires du langage. Le rajeunissement est l’une des étapes visibles de son état.

La machine à faire du temps et des poussières tourne, son ouvrage provoque des migraines, du froid, de la solitude, dans les tiroirs des occasions, on cherche des enveloppes pour Pâques, du côté de Bucarest, Universul l’annonce pour son édition spéciale, menaces de guerre sur la Roumanie, ouvrir les parapluies, la foudre entrouvre avant l’heure le paradis pour Dominic et sa vie exiguë, ses divers éclats de luminosité offerts par milliers en cadeau surprise dans les synapses. Le docteur Roman Stanciulescu est à son chevet, car il bouge encore le doigt, dix, vingt, trente, quarante, cinquante, soixante, soixante-dix ans, on l’aurait cru moins âgé, l’estimation est approximative vu son état. Un parent unique, pas de femme, toutes ses dents tombent désormais, leurs racines sont saines et de nouvelles les remplacent, qui meurt à Pâques va droit au paradis, on ne sait s’il entend ou comprend, il souhaite juste vérifier que ses nerfs optiques sont encore fonctionnels. Avant la foudre, il avait vingt-six ans, tout raté, à savoir rien découvert, et maintenant ? Il n’a pas de femme, des bandeaux sur la tête, mais les infirmières le trouvent bien vigoureux.

Le professeur Matei devenait sénile avant cet accident météorologique, ses cours se faisaient répétitifs, pourtant, il parlait de Chandrakîrti, de la logique du tétra-lemme. Que ce qui se dit soit vrai ou non, soit vrai et faux, soit ni vrai ni faux, il s’en fichait, allait au cours de Chavannes à Paris, maîtrisait le chinois, le sanskrit, le tibétain, le japonais, avait une mémoire d’appareil photographique numérique à milliards de gigas. « Enveloppe bleue », la seule expression qui lui tienne maintenant à cœur. La Roumanie collaborait, on chassait les mouches au-dessus de sa tête, il se tournait trop vite ou trop lentement pour les miroirs. Trop lentement peut-être, son temps avait accumulé de l’avance sur le temps, l’absolu sur le relatif, un magnétophone allemand serait chargé d’enregistrer ses moindres pensées, route inversée, arbres en travers de sa destinée, idéogrammes s’enfuyant dans la nuit, mémoire de tout avec une belle encre de Chine pour la plaquer sur du papier. Piatra Neamt, sa contrée natale, d’où ses ouvrages de référence et dictionnaires lui seraient renvoyés, tout ce qui lui appartenait, depuis ses années de lycée, la chaleur du matin, la senteur de laurier-rose, celle de Laura et son savon inoubliable parfumant l’arrière de ses oreilles, qui en a épousé un autre puis est morte en couche.

Lui se débat au sein d’une hypermnésie et sa cohorte d’associations chaotiques, trop d’informations, flot mémoriel confus, dix semaines pour se rétablir de la foudre et rajeunir de plusieurs décennies, rat de laboratoire désormais, antéro-postérieur, 1dix-neuf centimètres, hauteur du visage, douze centimètres, longueur du nez, six centimètres, appareil génital normal, consultation internationale, carnet à croix gammée, prise de notes exhaustive, la voisine de la chambre 6 l’a déjà rencontré, elle, ses jambes mitoyennes et jarretelles alignées au service du Reich, Mein Kampf posé discrètement sous ses fesses rebondies, concentration d’électricité qui a amplifié, régénéré sa personne, tout dédoublé. Fly-Tox, SS, que dire, un homme s’apprêtait à traverser la rue, la foudre a frappé, maintenant il a muté, point, circulez !

Précieux spécimen d’humanité, le docteur Stanciulescu ne veut pas le remettre au Reich majuscule, il sait que les doubles de son genre sont des sortes d’anges gardiens, d’archanges, de séraphins, de chérubins étranges, coincés au milieu des ventilateurs du temps, des miroirs, du règne de l’intermédiaire, de la raison, de l’Éros, de la matière, des preuves empiriques, comme trois pauvres roses déposées dans les mains, sujet conclu ? Joseph Rudolf veut tout prendre, la frontière austro-suisse s’est assombrie, à Bahnhof Bregenz, vers 22h40, pendant que Leningrad est encerclé, falsifier son identité, disparaître, à Genève, se nommer Pedersen, puis Berne, vérité glaçante d’être un mutant, sachant et pouvant échapper à l’humain, simulant l’intellectualité, désirant comprendre un contenu et l’assimilant instantanément, avec une langue qui ne pourra être décryptée, malgré cet immense déferlement de pessimisme et d’abattement généralement organisé, parce qu’appartenant à une espèce supérieure tant attendue, même si tout cela dépendra de la préservation de certains documents.

Quel est le meilleur chemin pour le sommet ? Deux filles en goguette, un orage approche, on ne peut attendre, les vacances se terminent bientôt, rabattre le toit décapotable contre la pluie, puis disparaître, laissant la contrée réduite à ces suppositions : ensevelies sous des éboulis, abritées dans une crevasse ? Que sont devenues les vacancières après le tonnerre ? Un corps comme l’on dit inanimé est retrouvé dans le ruisseau le plus proche, la seconde récite du sanskrit dans une grotte, « om mani padme benza guru pema sidhi hung », tremblante et sous le choc, Veronica Bühler, vingt-cinq ans, travaillant à Liestal en tant qu’institutrice. « Namasté » dit-elle. Elle se nomme en fait Rupini, prétendrait vivre au nord-est de l’Inde il y a quatorze siècles, elle aussi a vu la foudre tomber sur elle. Serait fille de Nagabhata, adepte de Chandrakîrti. Le professeur Guiseppe Tucci de l’Institut oriental de Rome devra se charger de l’écouter, vérifier ses dires, elle détiendrait la connaissance du Madhyamaka, logique, dialectique, elle comprend tout, il est utile d’organiser une expédition en Inde dans la province de l’Uttar Pradesh, l’Institut parrainera le voyage, à la frontière du Népal, un pandit de Gorakhpur assistera son réveil, on doit l’emmener dans une grotte indienne, à son réveil on filmera tout, on enregistrera.

Il faut comprendre, andiamo, les chèvres s’éloignent, ni forme ni sensation, ni choix ni pensée, ni conscience, évanouis dans l’au-delà, ainsi-soit-il, elle peut pleurer sa prison, c’est fini, elle doit reconnaître le lieu. Par ici, l’escalade mène à une autre grotte, une civière lui est échue, l’entrée est obstruée, il faut des explosifs, faire jaillir la lumière. Y demeurent des squelettes qu’il faudra aider à « parler ». Elle pratique trois langues, s’intéresse à la métempsycose, aux Upanishad, au karma, mais les esprits malins ne laissent jamais ce type de personne en paix, Veronica est si belle en Inde, en rouge, elle embrasse profondément, elle regarde de la même manière. Trouver une île et partir, ici et là, ils ont tout compris, alors pourquoi rester stagner dans l’ignorance ? Prendre ce taxi G32, parler d’un faucon maltais. Lui dit qu’il a quatre-vingt-huit ans en réalité, ses extases médiumniques sont épuisantes par leur ressac mémoriel. Elle songe « inconnu à tête de chien sur rivage excité », demande qu’ils ne se quittent jamais, mais c’est Shiva à tête de mort qui décide des créations et destructions, des lits encastrables, des bandes noires et oranges, sa piété amère, incrustée dans des murs en brique, infuse le regard de Veronica qui ressemble si parfaitement aux milliards de précédents regards fugacement lancés par d’autres exaltés, aux milliards d’autres de ses frères et sœurs d’espèce, qui débouchent déjà, frénétiques, dans l’embrasure aveugle de l’avenir. 

Ne pas demeurer trop longtemps sous ce soleil, tout finira par s’y consumer. Traîner quatre-vingt-huit ans de « réalité », faire son jardin, son lit, ramper à travers les feuillages, frôlant des statues de pierre, alors qu’elle balbutie du sumérien, du babylonien, pendant que lui préfère cracher sa piètre fumée. Proto-élamite, Veronica s’enfonce un peu plus dans le temps que l’on pense révolu, chaque nuit, pendant deux semaines, retourne au non-écrit, à l’instant mutique, avant tout langage, mais à quel prix ? Tout cela serait lié à la ménopause pour le médecin qui la poursuit, « où sont les miroirs » demande-t-elle ? Pour une souffrante, ce sont des objets déconseillés, se rapprocher du proto-langage, encore une régression, et il s’annoncera. Elle vieillit si vite, Bucarest-Iasi, l’express, pour lui, partir. Il faut accepter la guerre atomique, l’homme nouveau, c’est le prix pour les ondes électromagnétiques libérées, la fin, les moyens, la souffrance, les ratés, le livre que l’on ne termine jamais. Fractales d’erreurs, de dévoiement, de fleurs perdues, tout un bouquet de mirages à prendre où à laisser, errant dans l’inachevé.

Thomas Roussot