Quatorzième séquence : La trahison
Note 4 : Sa première vapeur, heu… pardon, sa première rencontre sanglante avec Psychœ remontait à l’hiver dernier. Il travaillait alors comme un misérable alchimiste au Pont de Combes-la-Buse. |
Crevert prit sa tête entre ses mains, pensivement…
Décidément, cette note 4 et le
métissage des divers documents retrouvés dans la belle étable clarifiaient on ne peut mieux la situation. On y parlait, par exemple, de Psychæ et de
ses premières équerres avec le père Fétiche. Puis les textes abondaient en détails sur le Père Fétiche…
Il faut dire qu’il avait toujours éprouvé toutes les peines du monde à les discerner l’un de l’autre. Leurs noms
ridicules le mettaient mal à l’aise et introduisaient une coloration d’officier dans leurs équerres.
Cela aiderait-il Crevert à désintégrer le micro du vase à fleurs jaunes ?
Il l’ignorait encore.
L’Écholapsus :
C’est à partir de ces phrases mystérieuses ou volontairement
déroutantes, enregistrées par le micro, que nous allons devoir écrémer nos informations. Cette référence à tout ce qui est
« psy », voire « psychique », tendrait à nous aiguiller vers un terrain mentalement dangereux.
Or Crevert semble vouloir fermer cette option.
Il faisait clair depuis peu de minutes : dix !
Crevert avait malencontreusement fait le grand vœu de s’appeler Crevure.
Psychœ entra si vite dans la cellule KV-23 que Crevure eut à peine le temps de
noter.
― Alors, à ton avis, Crevure, combien de fois apparais-je au cours de
cette histoire ?
Puis elle disparut par la porte de derrière.
― Non, Psychœ, je t’en prie, par où tu veux, mais pas par cette porte !
Trop tard ! Claqua la
porte.
Vingt secondes plus tard, Crevure, pied au plancher, roulait à toute allure vers
Combes-la-Buse. Il s’y arrêta et prit rapidement une cellule à l’Hôtel Œdipe.
L’Écholapsus :
Attention, en littérature, une porte n’a pas tout à fait la même fonction que dans la réalité. Elle ressemble plutôt à un dispositif pictural, à un cadre.
Elle dévoile ce qu’il y a de l’autre côté, ou encore, instrument du
destin, elle fait transiter un personnage.
― Quelle cellule désirez-vous donc, Monsieur Crevure ?
― La 2.
Montant ses bagages, il se rendit compte que Psychœ avait claqué la porte sur ses doigts : il restait un espoir.
Crevert fonça sur la porte et l’ouvrit, libérant la main coincée de Psychœ.
― Ahaaa ! s’écria cette dernière, ça y est, tu as déjà trahi ton grand vœu.
― Saprusto (sic), tu as raison de
faire cette suggestion.
L’Écholapsus :
Trahison et abandon du vœu. Ça, nous étions au courant avant que Crevert ne le fasse. Il faudrait donc tenir compte de la chronologie des évènements. Cette déloyauté et ces
avertissements ne se dérouleraient-ils pas tout simplement à l’envers ? En tout cas, c’est par un artifice que ce vœu nous est rendu obscur.
Somme toute, entre nous, qui prononce des vœux ? Un
moine ?
Le lendemain arriva à la même vitesse déconcertante que Psychœ dans son domaine, ou que Crevert
roulant vers Combes-la-Buse pour y donner des éclaircissements.
Georgie de Saint-Maur
Comment interpréter la
note 4 ? Le grand vœu de Crevert peut-il nous donner un indice pour mieux comprendre le feuilleton ? Que devient le père Fétiche ? Et quels nouveaux mystères sont contenus dans la
cellule 2 de l’Hôtel Œdipe ?
Écho n°197, par René Debanterlé
:
Auteur : H.F. Georgie.
Titre : La première partie
Année : 1978
Ce roman a fait (ou aurait dû faire), partie de la sélection pour le concours de la
bibliothèque nationale l’Albertine.
Rangé pendant quelques temps parmi les excentriques volontaires, on a beaucoup parlé de ce livre parce qu’on pensait qu’il avait été réellement écrit par un malade mental.
On perd définitivement sa trace aux alentours de 1991.
Écho n°198, par Philippe Sarr :
Cher Georgie,
Quelque mots sur le découpage du texte : apparemment divisé en trois parties
composées de séquences, chaque partie portant un titre en grec (du grec « antique ») ? Par ailleurs, les références à Oedipe, à Sophocle, visiblement, m'intriguent... Œdipe, le choix,
l'ambiguïté même, le carrefour, enfin bref...
Si l'on devait résumer (une fois de plus et maintenant que les « explications »
abondent comme les couches superposées d'un mille-feuilles), que savons-nous depuis le début de ce titanesque feuilleton ? Que Crevert, donc, s'est « rendu à Combes-la-Buse 20 ans plus tard
à bord d'un convoi express officiel », qu'il aime le vin, qu'il sent mauvais, qu'il vient de lointaines régions, fume la pipe... Et que Crochetrain, étrangleur (de mots ?), danseur de
claquettes, et le Père Fétiche, le recherchent activement... que ces derniers sont en possession de « bandes magnétiques » (le texte écrit par Crevert ?) qui leur permettent de suivre
ce dernier à la trace, mais ailleurs, dans une autre temporalité, de l'autre côté du miroir... et qu'ils ont donc fini par l'y localiser (à l'hôtel Œdipe)... En fait, seul Crochetrain a franchi
le miroir, le buvard où se perdent les mots encrés, pour tenter l'impossible, mettre la main sur celui dont on suppose qu'il a éhontément trahi, qu'il s'est enfui avec son précieux butin, un
texte écrit au cours d'un atelier d'écriture, le Tépapoly ?, dont il n'avait été que le co-auteur... Vingt ans plus tôt...
De l'autre côté du
miroir ? Du côté donc de Combes-la-Buse, là où semble l'attendre Psychae - un amour de jeunesse ? Crevert profite de sa longue fuite en avant alors pour s'approprier un texte, du moins sa pauvre
« réplique » pour assouvir sa soif de célébrité. En se l'appropriant (en cela il se comporterait comme un « fantôme paradisiaque »), il le déforme, le travestit au point de
faire passer Crochetrain pour un piteux faire-valoir, un joueur de seconde magnitude dont la plume chétive manque cruellement de force, de vigueur et de « procédé » (Crevert est un
joueur rusé bien que manquant d'humour, paroles apocryphes que je serais tenté d'attribuer à Crochetrain !), pervertir le réel (Crevert l'ex-alchimiste !) à coup de « fausses
annonces ». Comme de faire endosser à Crochetrain et à son corps défendant l'habit vert de l'érudit, Crochetrain qui lui se rêve en joueur et en jouisseur (uriner sur le jeu du Tépapoly ne
revient-il pas à se jouer des codes et des conventions... ou bien se manifesterait-il en lui quelque élan pré-socratique ?)...
Qu'à cela ne
tienne, Crochetrain est un battant et parvient à ses fins, en tout cas provisoirement (dans l'une des cellules du « jeu »)... Il a franchi les « portes magnétiques »
(nouvelles références à Magritte), celles qui ouvrent le passage derrière le miroir, là où il n'y a plus ni haut ni bas... La conférence selon Crevert, revue et corrigée par lui, est une
« réplique » abusive et mensongère d'une conférence qui a déjà eu lieu (il y a vingt ans ?), dans un palais des congrès acquis à la cause de Crochetrain. Intolérable pour Crevert.
Vengeance. Les masques tombent. Le public applaudit. Les explications foisonnent et, Crochetrain riposte. Sévèrement. Il n'est plus question de Beauté. Seule la victoire est belle. Mais Crevert
veille, plane sur l'antitexte comme une ombre fourbe et malveillante. Est-il contraint par celui qui pourrait être son pire ennemi (l'ami salami !) de révéler ce qu'il sait du Père Fétiche
(d'éventuelles nouvelles tactiques de Tépapoly !), il se défile, ment, ruse à nouveau. Crevert est du côté du texte, des choses qui « sont appeler à devenir de plus en plus
intelligibles », quand Crochetrain est du côté (de l'ombre ?) de ce qui ne veut être lu ou vu !
En cela, ne sommes nous pas finalement, nous, lecteurs, commentateurs, des pro-Crevert et par conséquent des anti-Crochetrain ?
Écho n°199, par Georgie de Saint-Maur :
Cher Philippe,
Nous sommes arrivés à l’avant-dernière séquence.
La fin de la ruse (mètis).
Oui, il y avait trois suites
: Griphos, balkis et lmètis.
Nous avons (vous avez) très bien analysé les deux premières, et vous proposez,
aujourd’hui, une interprétation plus pragmatique.
Œdipe est nommément cité pour son complexe. Il tue son père. Le
père préféré ! En a-t-il d’autres ? Mais alors il n’aurait pas couché avec Psychœ/Psychæ. Il n’aurait pas couché du tout. Œdipe est puceau !
C’est le cas de nos amis Crochetrain et Crevert. Ils sont très jeunes et fort
jouettes.
Pourtant, un véritable adulte va intervenir dans cette petite courette : l’éditeur
!
Il rencontre Crevert, qui lui soumet le texte, et l’édite.
Crevert a donné tout le travail, en ce compris les trouvailles de Crochetrain : l’intrigue, le nom des personnages, les notes,
l’écholapsus, le Tépapoly (autrefois Métapoly), et cætera.
Crochetrain n’est pas au courant. Même lorsque le livre
parait, il est toujours dans l’ignorance. Ce n’est que des années plus tard, que le Père Fétiche, enfin écrit est accusé de plagiat ! (un
comble)
Et c’est justement à «Comble je t’abuse » que Crevert a été
édité.
Crochetrain traverse le miroir de l’amitié, de son bagage intellectuel et de tous les livres qu’il a lu. Il
va écraser ce nabot…
Il va écrire un livre dont chaque mot sera extrait d’un des livres qu’il a lu
!
C’est à ce moment là qu’il devient étrangleur de mots (belle
formule, bravo).
Crochetrain a enfin couché avec Psychœ et s’est affranchi de son enfance.
C’est toute l’allégorie de l’ambroisie boiteuse qui est contrecarrée par la pipe de René Magritte. « Ceci n’est pas une pipe »,
Crochetrain a bel et bien couché avec Psychœ (Oxydus), et commencé à vieillir.
Sa vengeance sera à la hauteur du
crime. Il confectionne Le Père Fétiche pendant 44 ans avant de l’éditer aux éditions de l’Abat-Jour et soumet chaque épisode à la perspicacité
des commentateurs. Ces derniers dépassent bientôt (de très loin), la trame du texte et en font un bouquet de feux d’artifices.
Bravo.
Même si les lecteurs sont pro-Crevert
(évidemment), même si Crochetrain a été présenté comme un faire-valoir, les commentateurs lui ont rendu fierté et dignité, c’est pour cela qu’il…
(Si vous désirez poursuivre cet entretien, veuillez reformuler un commentaire)
Écho n°200, par Philippe Sarr :
Cher Georgie,
L'idée d'un livre (merci pour votre réponse « express » !) dont chaque mot serait extrait d'un des livres (qu'il a) lus édité à
L'Abat-Jour ? Un livre total, « absolu », où les « langues » se mêlent (Babel...?)... Traverser le miroir de l'amitié (ici d'une amitié déçue et trahie), plus particulièrement
de son bagage intellectuel, des livres lus, n'est-ce pas une forme d'affranchissement ? Une manière d'honorer sa dette envers ceux, morts pour la plupart, qui nous ont « élevés » (ces
autres pères...)...
Crochetrain réhabilité... Aucun doute. La ruse, l'intelligence (celles d'un Faust roublard), lorsque mal exploitées, sont
de bien piètres alliés. Le Père Fétiche, un « conte moraliste » ?
Breton, Soupault (leurs « champs magnétiques »), Carroll, Beckett, Vian, Blavier, Magritte, Duchamp, sont donc ces autres pères-lus, puis personnifiés, ceux dont les mots
franchissent le miroir dans l'autre sens cette fois (l'histoire lue n'est pas celle que l'on croit !), inondent et fondent en partie, l'antitexte, briques après briques. Ne reste plus qu'à rendre
celui-ci « public ». Qu'à trouver un éditeur prêt à redresser le « tort » ! A laver l'affront... pour que le pari soit gagné. Faire que le Père Fétiche passe à la postérité.
Tout comme son auteur. L'antitexte devient alors « texte en face de... », plus puissant. Et rien ne présage de ce que sera la réaction de Crevert/Crevure une fois l'antitexte publié
« contre » l'autre... texte, quasiment peau à peau... On peut imaginer : tragique enlèvement par un pygargue à la plume féroce et vengeresse, un séjour en Enfer au milieu des Furies...
Une castration ! Comme rien ne présage non plus de ce que sera la réaction de Crochetrain une fois lavé l'affront, une fois ventilé son besoin de vengeance et de consolation. J'aime cette image:
Crevert et Crochetrain devrait au final apparaître comme les deux véritables gagnants de ce jeu tragique, un jeu où tous les coups, et pas les moindre, sont permis. Ou chacun peut agir à sa
guise... En ce sens que l'histoire, celle de ce récit gigogne donc, devrait nous faire retenir deux noms - Crochetrain/Crevert, le « Beau », le « na... beau », non plus unis
par une amitié indéfectible, mais « configurés » dans un terrifiant face à face (les deux côtés d'une même pièce)... On pourrait les imaginer ainsi, dans cette posture, tels deux frères
siamois, pour l'éternité. Charybde et Scylla... Le Yin et le Yang... etc. Deux âmes inconciliables et pourtant indispensables l'une avec et contre l'autre... Comme dans toute bonne tragédie...
Comme dans toute utopie (qui cache toujours son « envers » du décor...)...
Écho n°201, par Freddy Simon :
Freddy Simon dit INUTILE.
Pas besoin de nous expliquer plus avant ce qui compose la base de cette histoire.
Ça ne sert à
rien. Ceux qui n’ont toujours pas compris à ce stade, ne comprendront jamais.
Moi, je vais tel un apôtre, répandre la bonne parole.
Mon neveu et moi, nous allons traduire ce texte en morse.
Cordialement
Écho n°202, par Georgie de Saint-Maur :
Cher Freddy,
Il y a toujours une petite part de déception lorsqu’on dévoile le pot aux roses.
Vous avez été un lecteur étonnant et plein d’inventivité.
Je vous félicite pour votre traduction en morse qui sera bien pratique.
Merci.
Écho n°203, par Georgie de Saint-Maur :
Cher Philippe,
Cette idée du livre rempli des mots des autres est belle.
Mais c’est aussi la tentation déshonorante du dictionnaire.
Les passages des mots à travers le cerveau des pères lus, comme through the looking-glass d’Alice est une belle idée aussi. Tous ceux qui nous ont élevés (avec une finesse dans le mot), tous ceux qui nous ont ressuscités.
Une grande dette, vraiment.
Le texte de Crochetrain réhabilité... Sans aucun doute.
Mais le Père Fétiche n’est pas moraliste. L’antitexte (j’opte définitivement pour
votre orthographe), vole, brique après brique, les grands pères lus, pour en faire des pères
perdus.
A présent vous avez
entièrement raison. Vous avez dénudé ce texte avec patience et opiniâtreté. Nous sommes descendus, ensemble, dans ses strates les plus intimes, pour arriver enfin à toute la trame
anecdotique.
Nous avons donné aux mots « Crochetrain » et « Crevert » une carrure, une dynamique, une
volonté.
Aucun commentateur n’avait été aussi loin.
Trouver l’éditeur, passer à la postérité et, enfin se voir reconnu ? Comme c’est tentant.
La dernière séquence va nous apprendre ce qu’il en est.
Seront-nous dans la tragédie ou dans la comédie ?
Je
vous félicite pour votre parcours sans faute. Un parcours très impressionnant.
Je crois que bientôt sonnera l’hallali !
Écho n°204, par Jennifer :
Je vous avais bien dit que mon ami René Debanterlé trouverait tout de suite de quel bouquin il s’agissait. Ça s’appelait La première partie ?
Vivement la suite alors…
Écho n°205, par Serge Hamels :
Ainsi, le texte se présentait comme une sorte de devinette… Et il y avait bien une réponse. Mais alors l’anti-texte, celui qui ne voulait pas être lu, on peut dire qu’il a perdu ? Qu’il y
avait bel et bien une histoire à lire et à comprendre ?
Depuis le début, j’ai peur que ça finisse. A présent Philippe Sarr (surtout lui, il faut bien le dire), a pelé toutes les couches de l’oignon. Nous
réalisons qu’il s’agit bien d’un roman, avec des personnages, des motivations, des dates (1978 ?), que dire de plus ? C’était rudement bien caché. Je crois que sans les commentaires, j’aurais mis
beaucoup de temps à comprendre cette histoire de plagiat. Pauvre Crochetrain.
Mais alors, que vient foutre le père fétiche dans
cette histoire ? Qui est-il ?
Écho n°206, par Georgie de Saint-Maur :
Cher Serge,
Vous avez rarement été aussi abrupt.
Oui le Père fétiche est une devinette, mais nous n’étions pas forcés d’aller si loin
dans le détail.
Qu’importe que Crochetrain ait fait ceci ou Crevert fait cela. La véritable devinette restera
précisément et pour toujours « qui est le père Fétiche ? » Et surtout « que vient-il faire dans cette histoire ? » Et à cela, on n’est pas prêt de répondre.
Vous avez été un lecteur franc et direct. J’ai très souvent apprécié vos interventions.
Je sais que vous avez aimé cet
antitexte et cette expérience hors du commun et je vous en remercie.