La manufacture
J’ai suivi les conseils de Charly Wang et suis retourné au Soho.
Ma première visite m’avait un peu échaudé.
Ici a bu le grand Rimasky... Bon dieu, ces nouveaux tours-opérateurs de l’underground littéraire me donnaient envie de gerber.
De toute façon, il y a longtemps que Jack Rimasky n’a plus mis les pieds dans ce rade. Aux dernières nouvelles, il vit dans un hôtel miteux du quartier de San Pedro, avec vue sur le port, lui qui a toujours partagé avec les marins le goût de vider les bars et de gueuler sous les étoiles.
Je suis donc rentré. Avec méfiance. Il était là, derrière le comptoir, discutant tranquillement avec un grand type costaud qui avait tout l’air d’être le videur. Il était toujours vêtu de son long cache-poussière et portait ses éternelles lunettes noires malgré l’obscurité du lieu.
Joe Ghidetti tel qu’en lui-même.
Il ne paraissait pas étonné de me voir. Il a parlé en premier, d’une voix rendue rugueuse par des décennies de tabac bon marché :
― Te voilà, mec ? Je t’attendais. Staboulov m’avait prévenu que tu viendrais. Comme au bon vieux temps, hein, toujours à chercher le fin mot de l’histoire ?
― On se refait pas. Par contre vous, vous avez changé. Je vous ai quitté barman, je vous retrouve homme de main puis meurtrier.
― Oh l’ami, comme tu y vas. Meurtrier ! Il s’agit pas de balancer des accusations comme ça, il faut avoir des preuves.
J’ai haussé les épaules.
À dire vrai, je n’avais que la parole de Nicolas Ardberg, et l’idée que les magouilles de Staboulov devaient bien cacher quelque chose. Et puis cette phrase sur le mur du White Swan : « À la mémoire de Dounia Summers ». Tout ça faisait, comme aurait dit le procureur, un faisceau d’indices concordants. Rien de plus.
― Il ne faut pas croire tout ce que tu entends, l’ami. D’abord la fille, elle s’appelait pas Dounia Summers…
Il a laissé sa phrase en suspens, pas mécontent de son effet.
― C’est-à-dire ?
― Dounia Summers, c’est le nom qu’elle a donné à ton petit protégé. C’est pas son nom. Je suppose que tu as vu sa trombine dans une feuille de chou quelconque ?
J’ai acquiescé.
― Alors regarde ça !
Il me montrait une affiche collée près de la porte. Il y avait une photo de la petite camée. Une jolie brune, souriante, assez loin de la fille aux traits creusés et aux yeux cernés qu’on avait pu voir dans les journaux. Sous la photo, un bandeau annonçait un concert :
Le Soho présente
« Jenny-Lou Harris chante Dounia Summers »
Accompagnée par le Lusitania’s blues band
Je restais songeur. Merde, tout ça me dépassait. Le barman continua ses explications :
― Dounia Summers est morte. D’un cancer. Il y a longtemps. C’était une amie. Une grande dame. Elle avait fait des chansons sur des textes de Rimasky. C’est moi qui ai bombé cette silhouette sur le mur du White Swan. À sa mémoire. Tu vois, pas de quoi se faire un délire.
― Et la fille ?
― Jenny-Lou ? Elle est passée ici il y a environ un an. Une jolie voix. Prometteuse. Je l’avais engagée pour la saison. J’ai jamais abandonné le bar, tu sais. Bref, elle commençait à s’envoyer un tas de saloperies. Au début ça se voyait pas. Et puis ça s’est vu. Alors je l’ai virée. Je l’ai revue une fois. Elle faisait le tapin près d’Illegal Boulevard.
Il y avait un bail que je n’avais pas entendu quelque chose d’aussi cohérent.
Et ça m’est venu comme ça, une phrase qui a traversé mon cerveau.
Ils ont commencé à colmater les brèches.
Édouard.k.Dive