Épisode 6 : Le contretemps
Cette fois, la coupe était pleine ! Sans accès Internet, Axtone ne pouvait même plus
travailler.
Un mois de retard déjà ? Peut-être bien, le temps passait très lentement pour lui, sauf
s’agissant du loyer. Mais un mois, c’était rien ! Il avait connu des dérapages plus conséquents. Et puis, plus question de tolérer les incursions prédatrices du vilain
rouquin.
Étant interdit de chèques sur l’ensemble du sous-continent européen de l’Ouest, il payait — quand il y
parvenait — son loueur en espèces. Mangin, qui possédait un véritable parc immobilier, cochait son nom sur une feuille de papier dont plusieurs adresses étaient situées rue de la Démocratie
Étatique. Lire à l’envers faisait partie des nombreuses techniques nécessaires au métier d’un détective, comme crocheter une serrure, falsifier un document, grimper la façade d’un immeuble,
soutirer des informations à un quidam et bien d’autres. Axtone était bourré de compétences contrebalancées par quelques faiblesses.
On était au début du mois, jour de recouvrement du grand singe. Axtone se posta rue de la Démocratie Étatique,
dans l’embrasure d’une porte cochère. Il avait réglé l’inclinaison du rétroviseur extérieur d’une voiture en stationnement pour surveiller discrètement la rue. Il attendit deux heures en vain. La
patience n’étant pas son fort — une faiblesse dans son job fait de beaucoup d’attente —, il décida de continuer sa planque assis au comptoir d’un bistro. Le grand miroir lui renvoyait l’image de
la rue derrière lui, comme dans les westerns, alors avec un peu de chance…
Le temps passa beaucoup plus
vite ; par contre aucun Mangin à l’horizon : même avec un coup dans le nez, il aurait reconnu sa silhouette massive et sa couleur de cheveux en voie d’extinction. L’orang-outang des
villes était une espèce protégée ; lui était son braconnier du bitume.
Il remplaça à regret le liquide par
le solide aux environs de midi, comme le veut la coutume, puis alla se poster devant le domicile du sadique comptable. Si Mangin prenait sa voiture, c’était cuit. Mais non, gros bonhomme sortit à
pied, digérant son repas pantagruélique et les tourments qu’il infligeait à certains de ses locataires.
Axtone
le fila discrètement, un pléonasme en ce qui le concernait. La colère chassa les vapeurs éthyliques. Trop de monde dans cette rue pour une discussion virile. Mangin emprunta la rue de la
Démocratie Étatique, son fief. Il passa la porte cochère d’un vieil immeuble. Axtone le suivit à distance. L’immeuble ceinturait une cour intérieure comportant des boxes. La plupart des fenêtres
étaient fermées, le silence régnait : les vacances estivales battaient leur plein en ce début août. Mangin sonna à un appartement qui donnait directement sur la cour
intérieure.
Axtone alla s’embusquer dans un recoin. Il entendit des cris :
— Non, tout de suite, ma’ame, ou j’vous fais expulser ! Moi aussi, faut que je mange.
— Je vous en prie… Eh ! Qu’est-ce que vous faites ?
— J’vais faire un double de votre clé. Des fois que vous soyez frappée de surdité la prochaine fois que j’vous rends visite.
— Non ! Vous n’avez pas le droit !
Un
bruit de porte qui claque, des sanglots.
Mangin ressortit avec un sourire satisfait, jonglant avec une clé. La
matraque le frappa fort à la cuisse, un endroit très sensible à la douleur. La clé vola et rebondit sur le sol de la cour. Le loueur hurla et rebondit un peu au sol lui aussi quand Axtone frappa
l’autre cuisse.
— Rendez-moi mon PC, Monsieur Mangin, s’il vous plait.
L’intéressé se tordit de douleur au sol quelques secondes avant de s’écrier :
— Ma’ame Jacob ! Appelez la police !
Une petite silhouette se glissa dans la cour, ramassa la clé et disparut. L’orang-outang et la souris, une fable moderne édifiante.
— Monsieur
Mangin, avez-vous remarqué comme la nature est mal faite ? Vous, un homme bien bâti, êtes rembourré de partout sauf des tibias. S’ils venaient à se briser, ce n’est plus avec des béquilles
que vous devriez poursuivre votre besogne, mais en fauteuil roulant. Vous y perdriez grandement en force de conviction.
— Votre PC est chez moi. J’vous le rends dans l’après-midi. C’était juste une piqûre d’rappel…
— Appelez votre femme. Qu’elle me le rapporte immédiatement, ainsi que les deux bouteilles. Un litre, calibre 45 %. La marque à sa
convenance.
Mangin secoua la tête. Il avait récupéré et pliait subrepticement les jambes pour se
relever.
— Elle est souffrante.
Axtone opta pour un coup de semonce au genou en train de se lever.
— Couché ! Moi
aussi je souffre. C’est votre dernière chance de sauver vos tibias qui, je dois le confesser, me démangent depuis longtemps.
Dès que les ondes de douleur se dissipèrent dans son genou, le loueur appela sa femme.
— J’ai besoin d’ton aide, mon poussin. Va vite rendre son PC portable à m’sieur Latuile. Son adresse est dans la liste de nos locataires… J’sais que tu es fatiguée, mon
poussin, c’est un grand service que j’te demande. Je suis coincé dans une réunion de travail assommante. Assommante… Oh merci, ô mon trésor ! Et achète au passage deux bouteilles de pastis
pour notre cher locataire… Pourquoi ? Pour entretenir de bonnes relations. Le conflictuel use.
Il
raccrocha et fixa Axtone d’un regard à la fois implorant et digne. Le détective n’arrivait pas à le détester complètement, ce qui aurait abrégé leur relation, pour le meilleur ou pour le
pire.
— Pardonnez-moi d’abuser de votre temps précieux, mais tant qu’on y est, connaissez-vous Maurice
Molosse, champion de free fight ?
Il lui montra l’affichette
d’une main, la matraque dans l’autre. L’orang-outang fronça ses sourcils orange broussailleux. Une lueur brilla dans sa pupille d’ordinaire atone.
— Si je résous cette affaire, je peux payer le loyer, l’encouragea Axtone.
— Il vient régulièrement à mon club de karaté.
Voilà pourquoi Mangin avait souvent le dessus dans leurs empoignades : non seulement il était bâti comme un roc, mais en plus il pratiquait un art martial.
Il donna à l’enquêteur l’adresse du club. À partir de là, tout alla très vite. Axtone retourna au bureau
réceptionner son PC. Madame Mangin ne tarda pas à arriver. Elle était grosse et paraissait encore plus usée qu’Axtone, essoufflée par un seul étage. Presque il regrettait de l’avoir obligée à se
déplacer. Elle lui remit le PC dans sa sacoche et les bouteilles dans un sac à provision.
— Puis-je vous
offrir un verre pour vous remercier, Madame Mangin ?
— C’est contre-indiqué avec mes médicaments,
mais j’accepte. J’ai bien besoin d’un remontant avant de faire le trajet inverse.
Il sortit des gobelets en
plastique qui avaient échappé aux deux razzias du mari. Il s’agissait d’une récente acquisition inspirée par un client. Celui-ci lui avait vertement reproché de ne proposer du pastis qu’à la
bouteille. « Voyons, c’est piétiner les valeurs sacrées des arts de la table de notre beau pays. On n’est pas des sauvages à manger dans le même plat à la main, boire à la même bouteille.
Vous vous rendez compte : quel manque d’hygiène et de convenance ! » Il était parti furieux et Mangin, sa conscience, aurait été aussi furieux du manque à gagner. Alors le
détective s’était résolu à investir.
— Vous êtes malade ? s’enquit Axtone par
politesse.
— Une maladie chronique rare. Le remède coûte d’autant plus qu’il est produit en faible
quantité.
— La sécurité sociale ne vous aide pas ?
— Vous savez bien qu’elle est plus moribonde que moi, voyons ! Aucune mutuelle santé ne veut m’assurer, maintenant que ma maladie est
déclarée.
— Heureusement que votre mari a les moyens.
— Les locaux m’appartiennent. Nous aurions les moyens si je n’étais pas malade et s’il était fort.
— Fort, il l’est…
— Pas dans sa tête. Il joue.
Qui n’a pas ses faiblesses, Monsieur Latuile ? questionna-t-elle rhétoriquement tout en fixant les deux bouteilles de liquide si trouble.
Tout le monde a ses raisons, qui lui semblent bonnes, et qui paraissent dégueulasses à d’autres. Axtone comprenait à présent la motivation
de l’ennemi, mais il s’y opposait. Il devait combattre sans haine mais sans faiblesse.
La dame partie, il appela Roy pour l’informer de l’avancement sensible de ses investigations. Ensuite il se
rendit au club de karaté en dehors des heures d’entraînement collectif, puisque le champion ne se mêlait pas au commun des mortels, d’après Binoclard.
Deux hommes sur un ring. L’un donnait des coups de poing et de pied. L’autre encaissait à l’aide d’une patte d’ours à chaque main et donnait
des directives. Une patte d’ours est un gant très rembourré, de forme plate, qui sert de cible.
Axtone
s’approcha. De près, malgré les cheveux longs et la barbe, il reconnut Maurice. Mission accomplie !
Leur
regard se croisa. Celui du boucher n’était pas amical. Encore plus méchant que sur l’affichette. Il avait dû progresser
depuis…
— Vous désirez ? demanda l’entraîneur.
— Voir la salle. Ne vous dérangez pas, je m’en vais.
Maurice sauta du ring d’un bond félin.
— La salle, c’est tout,
vraiment ?
— Oui.
— Pourtant, on m’a prévenu qu’un vieux fouineur me cherchait. Alors ?
Vieux,
Axtone n’aimait pas trop. Il n’en était plus à une humiliation près, et pourtant ça le faisait réagir, comme un moribond à qui on administre un électrochoc.
Qui avait prévenu le Boucher de l’Ouest ? Le binoclard ? Pas assez subtil. Le
rouquin karatéka ? Pas dans son intérêt. Restait son client, le beau ténébreux de la pègre. Pourquoi ? Ça n’avait pas de sens. Peu importait.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, plaida-t-il. Est-ce ainsi qu’on accueille les nouveaux ?
— Nouveau, mon cul, le vieux !
Maurice lui
décocha un coup de poing au foie. Bien pire qu’un coup de matraque à la cuisse. Axtone se coucha, paralysé par la douleur.
— C’est Simon qui t’envoie, enculé ? Je veux plus de ses combats arrangés. Je suis à l’UFC maintenant. Plus de magouilles. Compris ?
Compris ?
Malgré la douleur, Axtone hocha la tête frénétiquement pour signaler sa compréhension, mais
Maurice crut bon d’appuyer son argument par un coup de pied à la cuisse. Le détective subissait la punition de Mangin. À la différence qu’il avait pris des antalgiques alcoolisés. Et aussi, il
avait eu le réflexe de bander ses abdominaux juste avant l’impact du coup de poing. La séance de boxe avait été profitable.
Il fit semblant de se tordre de douleur, comme dans un casting pour percer à Hollywood. Sa vie en dépendait alors il mettait dans son jeu autant de sincérité qu’une star du
grand écran.
— C’est bon, dit l’entraîneur. Il pue l’alcool à pleins naseaux. S’agit pas qu’il clamse. On va le faire parler dans les vestiaires, il pourra hurler à son aise. Tire-le par les jambes. Je
vais éteindre la salle et la fermer. Marre de ces coups fourrés. Vivement que ce sport devienne légal dans le pays, merde !
Maurice enleva ses gants en ricanant.
— Tu vas
comprendre pourquoi on m’appelle le boucher, mon pépère trop curieux !
L’entraîneur s’éloigna. Axtone empoigna sa matraque télescopique tout en geignant decrescendo. Il n’avait pas besoin d’un metteur en scène pour lui signaler que surjouer ruinerait sa
crédibilité.
Le boucher l’empoigna par les pieds. D’un coup de
poignet sec, Axtone déploya sa matraque en acier et frappa le champion au visage. Habitué à encaisser, le boucher plia mais ne rompit pas. Axtone
doubla aux testicules. Le hurlement fit se retourner l’entraîneur. Axtone allait anesthésier la terrible douleur du champion d’un bon coup sur la tête quand Roy en personne débarqua dans la
salle.
— Stop ! Axtone, je vous ai mandaté pour le retrouver, pas pour le massacrer. Oh, mon petit
Maurice ! Est-ce bien toi ?
Maurice ne répondait rien. À genoux, il se tenait le bas-ventre à deux
mains. Ses yeux fermés laissèrent passer une larme de souffrance. Comme quoi, même à l’entraînement il faut porter la coquille de protection.
L’entraîneur, un grand Noir quinquagénaire, avait retiré ses pattes d’ours. Il hésitait à intervenir : Axtone faisait des moulinets
avec sa matraque dans sa direction. Sans la présence de son client, il l’aurait dérouillé pour lui apprendre à ne pas torturer les visiteurs dans les vestiaires. Il n’était pas spécialement à
cheval sur les bonnes manières, mais il y a des limites.
Roy s’accroupit face à Maurice et lui tapota
l’épaule.
— Allez, c’est rien, mon neveu courageux.
— Neveu ? articula l’intéressé.
— Je suis
le frère de ta mère Alissa. Que Dieu l’accueille auprès d’elle. (Il se signa.) Je t’ai vu à la télé, dis donc ! Alors j’ai décidé de te retrouver. La famille, c’est
sacré !
Axtone était bien d’accord. Il mit la main à sa poche pour sortir la photo de sa fille et la
montrer à l’entraîneur, mais celui-ci prit ses jambes à son cou.
Lordius