Épisode 22 : La crève
La cohabitation avec Kevin, son camarade d’infortune, se révéla difficile. À jeun, le jeune homme était morose et taciturne. Il jouissait d’une courte période de grâce quand il commençait à boire. Il se montrait alors gai et volubile. Puis à mesure que l’emprise de l’alcool augmentait, il devenait coléreux, voire violent. Pour Axtone, il y a deux types de buveurs. Ceux qui savent se tenir, comme lui : les aristocrates de la bouteille ; et ceux qui feraient mieux de rester à l’écart du breuvage, les alcoolos qui n’arrivaient pas à se contrôler.
Kevin traînait seul dans les rues toute la journée. Il retrouvait Axtone le soir pour aller faire les poubelles ensemble afin d’assurer leur dîner. Ils ne faisaient qu’un repas solide par jour.
Axtone avait essayé au début d’en savoir plus sur lui. Comment s’était-il retrouvé dans cette situation ? Peine perdue : à jeun, Kevin restait muet sur son passé. Et quand il avait bu, il n’était disposé à communiquer qu’avec ses poings. Axtone pensait que Kevin avait commis des actes répréhensibles. Il semblait écrasé par la culpabilité. Se confier l’aurait aidé, mais il s’y refusait catégoriquement. En outre, comme il était recherché par une ou deux bandes, le détective lui aussi restait très secret sur sa vie d’avant la rue.
Paradoxalement, malgré l’humeur de Kevin, les conditions matérielles très difficiles et le refus des deux hommes de confier leur passé, Axtone éprouvait de plus en plus d’affection pour le jeune homme. Et réciproquement : Kevin lui offrait régulièrement une bouteille de vin qu’il chapardait. Ils buvaient en silence, côte à côte ; c’était mieux que d’écluser seul.
Le début d’automne fut très frais. Comme tous les lundis matin, Axtone faisait la queue sur le trottoir devant le BAS. Une pluie drue se mit à tomber. Le vent était terrible. Il resta immobile une heure trempé jusqu’aux os avant de palper quelques billets. Sur le chemin du retour, transi, il essaya d’accélérer pour se réchauffer, mais la rue et l’alcool lui avaient prélevé beaucoup de vitalité. Il n’arrivait même pas à courir. En bout de course…
En arrivant « chez lui », grelottant, il se déshabilla, se sécha tant bien que mal et enfila sa tenue de rechange, le survêtement. Impossible de se réchauffer d’autant qu’il faisait humide ; la pluie et le vent se déchaînaient. Il attrapa d’une main crasseuse et tremblante la bouteille de pastis. L’alcool le réchauffa au début, mais en fin de journée, il eut encore plus froid qu’avant de boire. Il ricanait, fiévreux : chaque plus doit être expié par un moins.
Il se mit à tousser durant la nuit. Le matin, impossible de se lever. Fièvre, toux et douleurs de poitrine le clouaient sur son vieux matelas.
Dans l’après-midi, Kevin arriva avec deux bouteilles de vin.
— Ça va te requinquer, dit-il d’un ton jovial forcé.
— Non merci. Donne-moi de l’eau.
Alors Kevin comprit la gravité de la maladie d’Axtone. Sûrement une pneumonie. Il ignorait si le malade était contagieux. Par précaution, il s’éloigna de lui.
— Il faudrait te dégoter des antibiotiques. Je vais aller dans un dispensaire que je connais. Mais il est à l’autre bout de la ville.
— Ne me laisse pas…
— Il le faut, Axtone, tiens bon. Je… J’ai une pêche d’enfer. Je vais courir. Tiens même, prendre le bus. Si je peux, je te ramène un toubib. Qui sait ?
Axtone eut une quinte de toux puis murmura :
— Attends. Il y a une clinique vétérinaire à cinquante mètres d’ici. Ce qui est bon pour les bêtes est bon pour… pour l’âne que je suis. Ils te refileront bien quelques cachets…
Axtone somnola un moment. Il refit surface et trouva que Kevin mettait du temps à rentrer. Probablement que son compagnon d’infortune devait patienter pour obtenir les médocs. Sa migraine due au sevrage alcoolique se mélangeait à la douleur dans sa poitrine en un cocktail effroyable. Il sombra dans un sommeil comateux d’où il fut tiré par des bruits familiers dont son subconscient l’alerta. Les cannettes ! Kevin prenait toujours garde à ne pas marcher dessus. Des rôdeurs… Il en venait de plus en plus souvent… La misère étendait ses tentacules. Axtone n’était pas en état de se lever pour se cacher. Il fit semblant de dormir.
— Fouille dans les poches du pantalon, disait une voix.
— Cool ! Du fric et une photo…
Le fric du BAS qui aurait pu servir à payer un docteur… Et la photo… Non, pas la photo ! Axtone releva péniblement son buste. Il ne voyait que deux ombres dans l’obscurité, un grand maigre et un petit gros moustachu.
— Laissez la photo…, articula-t-il. C’est ma fille… J’ai plus que cette photo d’elle…
De la flamme d’un briquet jaillit une lumière fugace.
— Elle est canon ! ricana le petit gros. Je la garde pour mes nuits solitaires.
— Laisse-lui sa photo, Dédé, objecta l’autre. Il va crever. On a le fric.
— Des clous ! J’m’attendris pas quand j’suis en manque.
Axtone sortit le petit revolver de sous le matelas et tira la dernière balle au plafond pour leur faire peur et alerter Kevin. Qu’est-ce qu’il fichait, nom d’un chien ? Le revolver lui rappela la baston de l’autre fois. Il n’avait pas joué au loto, ça lui avait porté malheur de ne pas avoir tenu sa promesse.
— Tu crois qu’tu fais peur, avec tes pétards de gosse ? gloussa le gros. J’vais te mettre une bonne trempe, moi !
— Laisse. Il est peut-être contagieux. On est vernis : tout ce fric qu’on a récolté aujourd’hui.
— Ah ouais ! cracha l’autre. Cassons-nous. On va se dégoter une poule avec le pognon. La baise, y a que ça de bon !
— Calme-toi, Dédé…
Axtone retomba sur son lit de souffrance en murmurant : « Pas la photo… Pas la photo… »
Il entendit des bruits de cannettes dans l’escalier, puis des cris, jurons et coups. Kevin émergea.
— Ça va, ils t’ont pas fait de misères ? J’ai entendu un coup de feu. Alors j’ai couru. Je savais pas que t’avais un calibre. J’avais remarqué que la matraque et le lance-pierres. Regarde ce qu’il avait dans les poches, ce détrousseur de mes deux ! Comment que je l’ai dérouillé le gros ! L’autre a détalé comme un lapin. Ils sont pas prêts de revenir…
Il parlait beaucoup, il était joyeux : l’effet du vin dans la phase ascendante.
— Une photo ? demanda Axtone.
— J’ai pas vu de photo, j’ai pas eu le temps de le fouiller à fond. Non, du fric, celui qu’ils t’ont piqué plus un bon paquet, mon gars ! Je vais appeler « SOS docteurs » d’une cabine. La clinique a rien voulu me filer.
— Demande aussi des cachets pour le sevrage alcoolique…
— Prends plutôt un peu de vin, tiens, relève-toi… Si t’arrêtes d’un coup, tu vas en crever plus vite que de ta pneumonie.
Kevin était parti téléphoner. Axtone alla à quatre pattes dans l’escalier. Dans le noir, il passa sa main sur chaque marche. La photo y était. Elle avait dû tomber dans la bagarre. Il se sentit mieux. Il croyait que c’était grâce au vin…
Le docteur lui prescrivit des antibiotiques et des médicaments pour arrêter l’alcool en douceur. Il était catégorique : l’organisme du malade était très usé par les excès alcooliques et accessoirement par les conditions de vie. À part la marche, Axtone ne faisait plus d’exercice depuis qu’il était à la rue. Le poison ne s’évacuait plus. Jusqu’à présent, il n’avait pas eu de raison pressante pour s’affranchir de sa dépendance.
Avec l’argent des deux maraudeurs, Kevin acheta les précieux médicaments à la pharmacie. Pendant deux jours, il veilla sur le malade qui se remettait bien.
En fin de journée, il arriva à leur logis avec un dernier sac de médicaments pour Axtone et une bouteille de vin pour lui.
Le vin faisait envie à Axtone, mais il devait tenir bon. Pourquoi au fait ? Pour sa fille ! Il avait réussi à récupérer sa photo froissée, c’était bon signe. Et puis, il avait Kevin aussi, qui n’avait que quelques années de plus qu’elle. Kevin qui lui avait sauvé la vie. Kevin qui venait d’engloutir la moitié de la bouteille en quelques minutes et qui commençait à s’animer dans la pénombre.
— Tu es un bon infirmier, dit Axtone. Sans toi…
— Merci. Ça m’a fait plaisir de me rendre utile. Ça m’arrive pas souvent. (Il brandit sa bouteille.) Ce soir, on fête ta guérison et mon départ.
— Ton départ ? interrogea Axtone en essayant de dissimuler son angoisse.
— Ouais. J’attendais ton rétablissement. L’autre fois, à la clinique, ils m’ont proposé un bon plan. Logé, nourri, blanchi. En échange, je participe à un test de nouveaux médocs.
— Quoi ? Attends, laisse-moi réfléchir… Parce que cette clinique…
— C’est tout réfléchi, l’ancien. Mais motus, c’est pas légal. D’ailleurs l’entrée des artistes, c’est pas l’entrée principale de la clinique. Ils vont me faire passer par les égouts. Je crois que ma tenue de clodo foutrait la honte à leur clinique de bourge. Enfin, j’ai l’habitude.
Voilà pourquoi Roy et lui n’avaient rien remarqué de suspect en surveillant l’entrée de la clinique ! Et ça expliquait comment et pourquoi disparaissaient les SDF.
— Kevin, non ! J’ai enquêté sur cette clinique. Tu sais que des sans-abri disparaissent depuis quelque temps et…
Le jeune homme éclata d’un rire gras et aviné.
— Toi, t’as enquêté ? Et les clodos comme nous, hélas, ils disparaissent souvent. Regarde, toi aussi, ça a failli t’arriver…
— Tu ne comprends pas… Laisse-moi t’expliquer…
— Que dalle ! Je comprends très bien : le sevrage alcoolique te fait délirer. Bon, allez, salut l’ancien. On se reverra dans un monde meilleur. Je te propose pas de m’accompagner, ils cherchent des hommes jeunes et en bonne santé.
Axtone se leva et l’agrippa :
— Kevin, bon sang ! Ils vont te faire la peau. Ils… Écoute…
La tête lui tournait. Il ne trouvait pas ses mots.
— Mais lâche-moi ! Il me reste que ça, ma liberté.
Il repoussa Axtone et termina la bouteille au goulot.
— Non… Kevin… J’ai compris…
Axtone l’agrippa de nouveau. Le visage de Kevin devint rouge.
— Bas les pattes, vieux débris !
Il asséna à Latuile un coup de bouteille sur la tête. Assommé.
Axtone se réveilla rapidement. Il se rendit clopin-clopant à une cabine téléphonique. Il appela le standard du commissariat en massant sa bosse. On l’informa de la mutation de Fritz. Son remplaçant était rentré chez lui, à cette heure. On daigna lui passer l’officier de police de permanence. Le détective à la dérive lui expliqua ses forts soupçons envers la clinique du nouveau Mengele. Il fallait intervenir tout de suite ! Le policier ne se montra pas plus réceptif que Kevin, pauvre Kevin. Il voulait bien lancer une enquête préliminaire discrète dans les prochains jours. Mais perquisitionner, c’était une autre affaire, il lui fallait des éléments concrets pour demander au juge de lancer une enquête sur commission rogatoire. Bref, il respectait le code de procédure pénale et ne possédait pas la souplesse de Fritz, d’autant moins qu’il ne connaissait pas directement Axtone ; et aussi, il se faisait tard.
Dépité, Axtone parcourut en tous sens les rues autour de la clinique pour trouver l’entrée par les égouts. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin.
Abattu, il rentra. Dans la précipitation alcoolisée, Kevin avait oublié une veste élimée et puante. Axtone trouva dans une poche un chargeur de mobile, de la même marque que son portable. Quelle importance ? Il n’avait pas l’électricité. Il trouva aussi un papier. Non, une photo à en juger à la lueur du clair de lune. Il descendit dans la rue voir la photo à la lumière de l’éclairage public. Bon sang, qu’il en avait marre de cet inconfort ! Il n’était pas particulièrement délicat, mais il y a des limites, et il les avait atteintes.
Ce qu’il vit sous le réverbère le frappa plus fort que le coup de bouteille. Kevin, plus jeune de quelques années et visiblement en bonne santé sociale, tenait dans ses bras une jeune fille. Et c’était sa fille à lui ! Pas de doute… Axtone reconnut même le blouson qu’il lui avait offert pour son anniversaire. Il dut s’accrocher au lampadaire pour ne pas s’effondrer. Il avait montré la photo de sa fille à des centaines de gens. Mais jamais à Kevin qui avait partagé sa louve de vie pendant plusieurs semaines ! Kevin qui la connaissait intimement. Kevin qui était mort, maintenant. Il réussit à remonter dans son taudis, empoigna la bouteille de pastis qu’il n’avait pas pu se résoudre à vider quand il avait décidé de décrocher, et la but toute la nuit.
Au matin, sa décision était prise. Il fallait vraiment en finir. Il y avait de gros câbles électriques qui traînaient dans le bâtiment. Ils feraient l’affaire pour se pendre.
Très affaibli par la nuit blanche, l’alcool, le coup de bouteille, la convalescence et le fardeau des derniers événements, il n’avait même plus l’énergie de préparer sa pendaison. Et ce froid terrible l’engourdissait. Pas de chauffage, c’était pire que pas de lumière. Tout juste s’il tenait debout. Il décida d’aller boire un café ou deux au bistro et de manger un peu pour chasser l’hypoglycémie. La caféine le stimulerait. Lui qui n’en prenait jamais, il se moquait bien de sa santé à présent.
Alcool et antibiotiques ne faisaient pas bon ménage dans son estomac. Plusieurs fois en chemin il dut s’appuyer à un mur pour ne pas tomber. Une véritable loque, mais ça n’avait plus d’importance. Plus rien n’avait d’importance.
Dans le petit matin glacial, il parcourut les rues désertes de la zone industrielle pour se rendre au bistro. Il n’y avait pas un commerce dans tout le quartier, sauf ce café. Il y a toujours un café pas loin dans ce pays, c’est un besoin de première nécessité, même en pleine désertification urbaine (une maladie contagieuse qui vient de la campagne).
Le bistro était presque désert. Il s’affaissa sur une banquette tout au fond, il y faisait plus chaud. Il but d’un coup le café brûlant pour se réchauffer. Le goût amer le fit frissonner de dégoût. Pendant qu’il attendait le second et les croissants, ses yeux tombèrent sur une prise de courant à sa hauteur. Elle devait servir à passer l’aspirateur. Au même moment, il mit machinalement la main dans la poche et sentit le chargeur de Kevin, pauvre Kevin.
Avant de partir, autant écouter ses messages téléphoniques et lire ses textos. Ce serait dommage de s’en aller alors qu’on vient de retrouver sa fille. Même au fond du trou, il gardait encore une étincelle d’espoir. Il brancha donc son mobile, tapa le code pin 1707, sa fille étant née un 17 juillet. Un texto lui rappelait qu’il n’avait plus de crédit que pour quelques jours. Ça suffirait bien. Trois messages sur son répondeur. Amanda s’étonnait à juste titre de son départ précipité. Encore Amanda qui l’avertissait que Georges rentrait. Et le troisième message était de Roy. Il avait dû quitter le pays pour affaires. Il était de retour et ne parvenait pas à retrouver Axtone (et pour cause). Il laissait un numéro et espérait des nouvelles de son ami.
Axtone le rappela pour que Roy s’occupe de la clinique puisque la police ne voulait pas bouger. C’est ainsi que la mafia a démarré en Sicile, il y a longtemps : elle aidait les pauvres gens en remplaçant la police et la justice déficientes.
— Axtone ! Vous êtes bien matinal… Mais quelle bonne surprise ! Où étiez-vous passé ?
— Je vous renvoie la question. Vous avez disparu de la circulation avant moi.
— J’ai dû me rendre en Italie. La famille m’a demandé une aide urgente. On ne peut pas refuser quand la famille a besoin de vous. L’affaire s’est révélée plus coriace que prévu, d’où mon absence prolongée, mais nous avons réussi à la traiter. Et vous ?
Axtone passa sous silence sa déchéance honteuse. Il se contenta d’évoquer ses découvertes toutes récentes concernant la clinique.
— Vous avez une petite voix, commenta Roy. Ça va ?
À cela, Axtone ne répondit rien. Alors Roy enchaîna :
— Si le personnel de cette clinique a maltraité mon ami Carlo, il lui en coûtera. Je pense pouvoir trouver un plan local des égouts. Discutons d’un plan d’action au square habituel, voulez-vous ?
— Non. Ce sera pas possible. Je me retire…
— Ça n’a vraiment pas l’air d’aller. Secouez-vous, Axtone ! Il est peut-être encore temps de sauver votre ami Kevin.
— Vous… Vous croyez ? Parce que… Il connaît ma fille…
— Vraiment ? C’est formidable d’avoir trouvé une piste après tout ce temps. Et où se trouve-t-elle ? Bon, je viens vous chercher. Où êtes-vous ?
— Je vous préviens que je ne suis pas présentable…
Lordius