Épisode 21 : La mode du poinçon
Il n’y avait qu’une entrée. Axtone et Roy se relayaient pour la surveiller de loin. Dans les rues désertes de la zone industrielle, ce n’était pas les planques qui manquaient. Ils se postaient souvent au premier étage d’un immeuble abandonné et scrutaient à la jumelle les allées et venues de la clinique à une distance de cinquante mètres. Ils avaient une vue plongeante sur le parking extérieur. De moins en moins de gens amenaient leur animal se faire soigner, conséquence de la crise. Axtone reconnut Marquette, arrivant tôt et partant tard. Il identifia progressivement le personnel médical, une femme et deux hommes, dont le Quasimodo de l’accueil.
Pas de sans-abri, ni de Poinçonneur ni d’Asiatique. Ça sentait la fausse piste. Au bout de quelques jours, Roy commençait à se lasser, d’autant qu’il avait ses affaires à restructurer. Il venait de moins en moins souvent planquer.
Axtone au contraire passait le plus clair de son temps dans l’immeuble abandonné. Mangin était rentré de l’hôpital. Ne lui restait comme point de chute que l’appartement d’Amanda. Que le salon, même. Or la promiscuité croissante ne favorisait pas leur amour. Il aimait — à sa façon — Amanda comme maîtresse. Moins comme compagne. Elle lui reprochait la boisson, elle qui fumait son paquet quotidien. Le salon empestait le tabac, l’alcool et la lassitude.
Rarement, Axtone appelait son ex-femme. Elle non plus n’avait pas d’élément nouveau concernant leur fille. Georges, le mari, allait bientôt rentrer. Axtone ne savait plus où aller, ni où se mettre.
Ce matin, il s’apprêtait à aller pour la dernière fois surveiller la clinique louche. Amanda était déjà partie travailler. Il en profitait pour siffler du pastis en regardant machinalement par la fenêtre. Il devait vraiment se trouver une autre planque.
Il remplit sa flasque, la glissa dans la poche intérieure de sa veste et sortit avec le sac-poubelle. Il s’était entraîné à le manipuler sans faire tinter les bouteilles de pastis vides que le sac contenait d’ordinaire. En effet, Amanda ne supportait pas ce bruit d’alcoolo. Parmi la longue liste de reproches, elle déplorait le non-recyclage des bouteilles de verre. Axtone considérait cette pratique comme de la poudre aux yeux destinée à se donner bonne conscience à peu de frais. Surtout, en mettant directement les bouteilles dans la poubelle, il les ôtait de la vue de la maîtresse de maison.
Le vide-ordures était à l’étage, près de la cage d’escalier. Celle-ci restait en permanence silencieuse, car tout le monde prenait l’ascenseur, même pour un étage. Là, il percevait des bruits. Il s’approcha de l’escalier et entendit des voix venant du dessous. Comme la cage d’escalier faisait caisse de résonance, il perçut des chuchotements en chinois. Ou une autre langue asiatique. Pour lui la forme était du chinois, par contre le fond était limpide : ils l’avaient retrouvé.
En une fraction de seconde, il définit sa stratégie.
Plan A : se réfugier chez Paul et appeler la police.
Plan B : en cas d’absence du jeune homme, se barricader chez Amanda et rameuter les flics aussi.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Il en venait donc de partout ! Un blond et un Asiatique. Les autres par l’escalier n’allaient pas tarder. Il balança son sac-poubelle sur les arrivants. Le Blanc dévia sa trajectoire d’un geste vif et sortit un poinçon tout aussi vivement. Axtone l’imita, il dégaina le petit revolver du truand tué par Carlo, lui aussi vraisemblablement mort. Mort, voilà l’image qui frappa Axtone à cet instant. Et en effet, elle bondit sur lui avant qu’il puisse ouvrir le feu. Le poinçon frappa au cœur et fut dévié par la flasque en acier située dans la poche intérieure de sa veste. L’alcoolisme venait de lui sauver la vie.
Il repoussa le poinçonneur bis d’un coup de genou dans les parties. Comme son agresseur se pliait en deux en hurlant, il laissait le champ libre à l’Asiatique qui tenait un pistolet. Axtone tira le premier. L’autre eut une secousse qui lui fit rater de peu son tir. Gilet pare-balles. Latuile tira une seconde fois, dans le bras, la plupart des gilets pare-balles ne protégeant que le buste. L’homme lâcha son arme et recula. Même un petit calibre est très douloureux quand il touche un nerf. Les oreilles sifflantes et les nerfs en pelote, il se rua dans la cage d’escalier. Il compta trois Asiatiques en train de monter quatre à quatre. Il tira deux fois pour les ralentir puis grimpa au cinquième et dernier étage pour mettre en application le plan C. Il lui restait une balle dans son revolver dont le barillet contenait cinq coups. Que de chiffres ; il se promit de les jouer au loto s’il survivait.
Il ouvrit la trappe d’accès au toit et se hissa en grognant. Normalement cette trappe était verrouillée, mais il l’avait crochetée en prévision du plan C. Il la referma et la cadenassa. De même, c’est lui qui avait préparé le cadenas dans le cadre du plan C. Ça leur prendrait plusieurs minutes pour enfoncer la trappe. C’était plus qu’il ne lui en fallait : il avait déjà repéré un itinéraire de fuite passant par plusieurs immeubles avant d’emprunter une trappe similaire pour rejoindre le plancher des vaches.
C’était décidément la mode des poinçons. Cet homme qui lui avait déchiré la veste et égratigné la flasque ne ressemblait pas à Poinçonneur. Celui-ci, d’après la photo fournie par Roy, était un métis d’origine africaine. Son agresseur était blond, les yeux bleus et le teint pâlichon : un Nordique pure race comme on les prisait en Allemagne jusqu’au milieu des années quarante.
Le détective en conclut qu’un autre homme se faisait passer pour Poinçonneur afin de détourner l’attention de la police et de Roy. La fusillade dans l’hôtel avait-elle été orchestrée par Poinçonneur ? Rosso et Latuile ne couraient-ils pas après une ombre ?
Ça faisait beaucoup de bandes dans la ville. Hélas, cette vague de criminalité n’était pas surprenante. La police devait focaliser son énergie sur les émeutes. Et la crise économique jointe à la baisse des aides sociales faisait le lit de la délinquance.
À son grand regret sexuel, il était forcé de rompre les ponts avec Amanda — pour la propre sécurité de la dame — le temps de régler ses comptes avec les deux maniaques du poinçon et leurs acolytes asiatiques. Ces gens-là étaient encore plus vindicatifs que le mari trompé. Axtone n’avait laissé chez elle que quelques vêtements, son PC portable et — tout de même — une bouteille de pastis à peine entamée.
Roy l’avait embrigadé dans une sanglante guerre des gangs ; c’était donc à lui de l’héberger le temps qu’il faudrait, décida Axtone fâché de la tournure des événements.
Il retourna à pied (son vélo était resté attaché au pied de l’immeuble d’Amanda) à l’immeuble abandonné d’où il surveillait la clinique. Ça faisait une sacrée trotte, aussi s’hydratait-il régulièrement comme les sportifs d’endurance. En guise de gourde, il se servait de la flasque si chère à son cœur.
Pas de Roy ! Il était censé prendre le relais, pourtant. Latuile avait encore de l’argent pour deux jours d’alimentation environ. Il mit donc entre parenthèses la traque de l’ennemi pour se consacrer à satisfaire un besoin encore plus vital : son estomac. Roy était sa planche de salut, son dernier rempart avant la rue.
D’ailleurs, la rue, il y était. Le jour, il cherchait Roy partout, dans les squares où ils s’étaient donné rendez-vous, au café italien. Personne ne l’avait vu. Disparu lui aussi. Et si la bande de tueurs avait retrouvé le détective à la dérive parce qu’elle avait fait parler Roy ?
La nuit, il dormait dans l’immeuble désaffecté. Il s’était dégoté un matelas abandonné en assez bon état et une vieille couverture pas trop sale. Heureusement, c’était l’été.
Honteux, il se résolut à demander l’aide de son ex-femme, le dernier lien avec ses congénères. Il traversa à pied la moitié de la ville pour se rendre à son domicile. Il avait pris soin auparavant de se rendre aux bains publics. Avec ses dernières économies, il avait acheté un survêtement qui lui avait permis de rester décent pendant que ses vêtements séchaient après être passés dans la machine d’une laverie self-service.
Malheureusement pour lui, la mère de sa fille vivait en couple et ne pouvait pas l’héberger. Elle le dépanna de quelques billets. Et voilà, maintenant, il y était pour de bon, à la rue.
Le côté positif, c’est qu’il serait extrêmement difficile à ses ennemis de le repérer, fondu dans la ville, méconnaissable au milieu de tant de sans-abri. Le côté négatif, c’était tout le reste. Il se rendait une fois par semaine aux bains publics. Le Bureau d’Aide Sociale (BAS) de la ville octroyait un pécule hebdomadaire aux nécessiteux, ceci afin d’éviter que les émeutes ne dégénèrent en révolution ou en guerre civile. Dans la queue interminable et malodorante, il s’occupait à montrer la photo de sa fille. Il espérait encore. Il cherchait même Roy, parfois.
Dans la précipitation extrême de son départ de chez Amanda, il avait laissé le chargeur de son téléphone mobile. Il n’avait plus les moyens d’en acheter un autre, ni d’ailleurs de recharger son prépayé. Il se retrouva donc vraiment isolé, excellent pour la furtivité, mais bonjour l’angoisse.
L’aide sociale lui permettait de manger, mais pas de boire. Alors il faisait les poubelles des magasins d’alimentation et des restaurants pour se nourrir. Il y a un tel gaspillage de nourriture en Europe qu’il est impossible de mourir de faim. Avec l’argent du BAS, il payait son pastis. Les jours où il était propre, il se rendait à la bibliothèque municipale, pour s’abriter des intempéries et de l’inculture. Dans l’immeuble abandonné, il buvait et s’entraînait au lance-pierres, sans plus jeter un regard à la clinique toute proche.
Aucun camarade d’infortune ne lui disputait son territoire. La zone industrielle était en effet loin de toutes les commodités. Il lui fallait faire plusieurs kilomètres à pied pour rejoindre le centre-ville. Ça n’était pas pour lui déplaire : il avait besoin de faire de l’exercice pour éliminer l’alcool.
Lui, le détective de profession spécialisé dans la recherche de personnes disparues, n’arrivait à retrouver ni sa fille ni Roy, ni Poinçonneur ni Poinçonneur bis…
Tout ce temps libre, tout ce temps d’ennui, le faisait gamberger sur les échecs énormes de sa vie, avec la rue comme clou sur le couvercle du cercueil. Il songeait d’ailleurs à nouveau à se procurer une corde.
Souvent, il avait envie de rentrer à son domicile. Ç’aurait été le plus sûr moyen d’en finir rapidement. On l’avait retrouvé chez Amanda ; chez lui, ce serait encore plus facile. La crainte de la souffrance le retenait. Poinçonneur le torturerait, par cruauté revancharde, pour faire un exemple et surtout pour lui faire avouer où se trouvait Roy. Roy, quel lâcheur !
Personne ne voulait s’installer dans cette zone, mais des rôdeurs passaient parfois. Que cherchaient-ils ? Des métaux qui avaient été récupérés depuis belle lurette ? Un paumé comme lui à dépouiller ? Il avait appris à dormir d’une oreille et se cachait à l’approche du moindre vagabond : la rue l’usait et il n’avait plus la condition physique d’antan pour se défendre. Il lui était très facile de faire disparaître toute trace de lui vu le peu d’objets qu’il avait en sa possession.
Un après-midi ensoleillé, alors qu’il avait passé la matinée à faire la queue bolchevique au BAS, il récupérait en vidant une bouteille de pastis. Il entendit du bruit dans l’escalier. Celui-ci était particulièrement sombre et il avait déposé sur les marches de nombreuses canettes. C’était son système d’alarme à peu de frais.
Désinhibé par l’alcool et aussi en manque cuisant de relations humaines, il décida de ne pas se cacher et d’accueillir le visiteur. Depuis l’assaut de l’appartement d’Amanda, il avait évité les gens pour rester incognito, caméléon du bitume (sauf dans la queue du BAS où il montrait la photo de sa fille à qui voulait bien la voir, c’est-à-dire presque personne car les gens avaient leurs soucis).
Mais aujourd’hui, il n’en pouvait plus de la solitude.
— Bonjour, dit-il.
Le jeune homme venait de la rue, lui aussi. Il portait des habits usés, une mine assortie et une bouteille de vin qui séduisit beaucoup Axtone, à la manière d’un coup de foudre.
— Salut, cousin.
Axtone sourit intérieurement. Cousin et tonton sont des termes affectueux qu’utilise la flicaille pour désigner les indics, ce qu’il avait été avant son énième déchéance. Au fait, ce fumier de Fritz ne lui avait pas payé ses derniers services ! Sans ce retard, il ne serait pas à la rue. Axtone détestait l’État hégémonique, tout en appréciant l’aide du BAS. Il était bourré de contradictions, comme tous.
— Qu’est-ce qui t’amène ?
— Je cherche un toit. Et un associé, comme qui dirait.
— Un associé ?
— À deux, on est plus forts contre la dureté du monde.
Il ricana, content de sa maxime. Il avait un coup dans le nez qui le rendait volubile.
Axtone était assoiffé de vin et d’ami. D’autre part, la concurrence devenait rude autour des poubelles et un allié n’était pas de trop.
— Qu’apportes-tu en plus de ta jeunesse ?
— Du vin.
— Du vin ?
— Je connais une cave qui en regorge. J’en escamote une ou deux régulièrement, ça passe inaperçu. L’oncle Picsou possède tant de pièces d’or…
— Méfie-toi : quand il plonge dans sa piscine dorée, il se rend tout de suite compte s’il en manque une seule… Allez, c’est d’accord, tu peux t’installer ici.
L’envie de se pendre céda du terrain.
Lordius
Pas de sans-abri, ni de Poinçonneur ni d’Asiatique. Ça sentait la fausse piste. Au bout de quelques jours, Roy commençait à se lasser, d’autant qu’il avait ses affaires à restructurer. Il venait de moins en moins souvent planquer.
Axtone au contraire passait le plus clair de son temps dans l’immeuble abandonné. Mangin était rentré de l’hôpital. Ne lui restait comme point de chute que l’appartement d’Amanda. Que le salon, même. Or la promiscuité croissante ne favorisait pas leur amour. Il aimait — à sa façon — Amanda comme maîtresse. Moins comme compagne. Elle lui reprochait la boisson, elle qui fumait son paquet quotidien. Le salon empestait le tabac, l’alcool et la lassitude.
Rarement, Axtone appelait son ex-femme. Elle non plus n’avait pas d’élément nouveau concernant leur fille. Georges, le mari, allait bientôt rentrer. Axtone ne savait plus où aller, ni où se mettre.
Ce matin, il s’apprêtait à aller pour la dernière fois surveiller la clinique louche. Amanda était déjà partie travailler. Il en profitait pour siffler du pastis en regardant machinalement par la fenêtre. Il devait vraiment se trouver une autre planque.
Il remplit sa flasque, la glissa dans la poche intérieure de sa veste et sortit avec le sac-poubelle. Il s’était entraîné à le manipuler sans faire tinter les bouteilles de pastis vides que le sac contenait d’ordinaire. En effet, Amanda ne supportait pas ce bruit d’alcoolo. Parmi la longue liste de reproches, elle déplorait le non-recyclage des bouteilles de verre. Axtone considérait cette pratique comme de la poudre aux yeux destinée à se donner bonne conscience à peu de frais. Surtout, en mettant directement les bouteilles dans la poubelle, il les ôtait de la vue de la maîtresse de maison.
Le vide-ordures était à l’étage, près de la cage d’escalier. Celle-ci restait en permanence silencieuse, car tout le monde prenait l’ascenseur, même pour un étage. Là, il percevait des bruits. Il s’approcha de l’escalier et entendit des voix venant du dessous. Comme la cage d’escalier faisait caisse de résonance, il perçut des chuchotements en chinois. Ou une autre langue asiatique. Pour lui la forme était du chinois, par contre le fond était limpide : ils l’avaient retrouvé.
En une fraction de seconde, il définit sa stratégie.
Plan A : se réfugier chez Paul et appeler la police.
Plan B : en cas d’absence du jeune homme, se barricader chez Amanda et rameuter les flics aussi.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Il en venait donc de partout ! Un blond et un Asiatique. Les autres par l’escalier n’allaient pas tarder. Il balança son sac-poubelle sur les arrivants. Le Blanc dévia sa trajectoire d’un geste vif et sortit un poinçon tout aussi vivement. Axtone l’imita, il dégaina le petit revolver du truand tué par Carlo, lui aussi vraisemblablement mort. Mort, voilà l’image qui frappa Axtone à cet instant. Et en effet, elle bondit sur lui avant qu’il puisse ouvrir le feu. Le poinçon frappa au cœur et fut dévié par la flasque en acier située dans la poche intérieure de sa veste. L’alcoolisme venait de lui sauver la vie.
Il repoussa le poinçonneur bis d’un coup de genou dans les parties. Comme son agresseur se pliait en deux en hurlant, il laissait le champ libre à l’Asiatique qui tenait un pistolet. Axtone tira le premier. L’autre eut une secousse qui lui fit rater de peu son tir. Gilet pare-balles. Latuile tira une seconde fois, dans le bras, la plupart des gilets pare-balles ne protégeant que le buste. L’homme lâcha son arme et recula. Même un petit calibre est très douloureux quand il touche un nerf. Les oreilles sifflantes et les nerfs en pelote, il se rua dans la cage d’escalier. Il compta trois Asiatiques en train de monter quatre à quatre. Il tira deux fois pour les ralentir puis grimpa au cinquième et dernier étage pour mettre en application le plan C. Il lui restait une balle dans son revolver dont le barillet contenait cinq coups. Que de chiffres ; il se promit de les jouer au loto s’il survivait.
Il ouvrit la trappe d’accès au toit et se hissa en grognant. Normalement cette trappe était verrouillée, mais il l’avait crochetée en prévision du plan C. Il la referma et la cadenassa. De même, c’est lui qui avait préparé le cadenas dans le cadre du plan C. Ça leur prendrait plusieurs minutes pour enfoncer la trappe. C’était plus qu’il ne lui en fallait : il avait déjà repéré un itinéraire de fuite passant par plusieurs immeubles avant d’emprunter une trappe similaire pour rejoindre le plancher des vaches.
C’était décidément la mode des poinçons. Cet homme qui lui avait déchiré la veste et égratigné la flasque ne ressemblait pas à Poinçonneur. Celui-ci, d’après la photo fournie par Roy, était un métis d’origine africaine. Son agresseur était blond, les yeux bleus et le teint pâlichon : un Nordique pure race comme on les prisait en Allemagne jusqu’au milieu des années quarante.
Le détective en conclut qu’un autre homme se faisait passer pour Poinçonneur afin de détourner l’attention de la police et de Roy. La fusillade dans l’hôtel avait-elle été orchestrée par Poinçonneur ? Rosso et Latuile ne couraient-ils pas après une ombre ?
Ça faisait beaucoup de bandes dans la ville. Hélas, cette vague de criminalité n’était pas surprenante. La police devait focaliser son énergie sur les émeutes. Et la crise économique jointe à la baisse des aides sociales faisait le lit de la délinquance.
À son grand regret sexuel, il était forcé de rompre les ponts avec Amanda — pour la propre sécurité de la dame — le temps de régler ses comptes avec les deux maniaques du poinçon et leurs acolytes asiatiques. Ces gens-là étaient encore plus vindicatifs que le mari trompé. Axtone n’avait laissé chez elle que quelques vêtements, son PC portable et — tout de même — une bouteille de pastis à peine entamée.
Roy l’avait embrigadé dans une sanglante guerre des gangs ; c’était donc à lui de l’héberger le temps qu’il faudrait, décida Axtone fâché de la tournure des événements.
Il retourna à pied (son vélo était resté attaché au pied de l’immeuble d’Amanda) à l’immeuble abandonné d’où il surveillait la clinique. Ça faisait une sacrée trotte, aussi s’hydratait-il régulièrement comme les sportifs d’endurance. En guise de gourde, il se servait de la flasque si chère à son cœur.
Pas de Roy ! Il était censé prendre le relais, pourtant. Latuile avait encore de l’argent pour deux jours d’alimentation environ. Il mit donc entre parenthèses la traque de l’ennemi pour se consacrer à satisfaire un besoin encore plus vital : son estomac. Roy était sa planche de salut, son dernier rempart avant la rue.
D’ailleurs, la rue, il y était. Le jour, il cherchait Roy partout, dans les squares où ils s’étaient donné rendez-vous, au café italien. Personne ne l’avait vu. Disparu lui aussi. Et si la bande de tueurs avait retrouvé le détective à la dérive parce qu’elle avait fait parler Roy ?
La nuit, il dormait dans l’immeuble désaffecté. Il s’était dégoté un matelas abandonné en assez bon état et une vieille couverture pas trop sale. Heureusement, c’était l’été.
Honteux, il se résolut à demander l’aide de son ex-femme, le dernier lien avec ses congénères. Il traversa à pied la moitié de la ville pour se rendre à son domicile. Il avait pris soin auparavant de se rendre aux bains publics. Avec ses dernières économies, il avait acheté un survêtement qui lui avait permis de rester décent pendant que ses vêtements séchaient après être passés dans la machine d’une laverie self-service.
Malheureusement pour lui, la mère de sa fille vivait en couple et ne pouvait pas l’héberger. Elle le dépanna de quelques billets. Et voilà, maintenant, il y était pour de bon, à la rue.
Le côté positif, c’est qu’il serait extrêmement difficile à ses ennemis de le repérer, fondu dans la ville, méconnaissable au milieu de tant de sans-abri. Le côté négatif, c’était tout le reste. Il se rendait une fois par semaine aux bains publics. Le Bureau d’Aide Sociale (BAS) de la ville octroyait un pécule hebdomadaire aux nécessiteux, ceci afin d’éviter que les émeutes ne dégénèrent en révolution ou en guerre civile. Dans la queue interminable et malodorante, il s’occupait à montrer la photo de sa fille. Il espérait encore. Il cherchait même Roy, parfois.
Dans la précipitation extrême de son départ de chez Amanda, il avait laissé le chargeur de son téléphone mobile. Il n’avait plus les moyens d’en acheter un autre, ni d’ailleurs de recharger son prépayé. Il se retrouva donc vraiment isolé, excellent pour la furtivité, mais bonjour l’angoisse.
L’aide sociale lui permettait de manger, mais pas de boire. Alors il faisait les poubelles des magasins d’alimentation et des restaurants pour se nourrir. Il y a un tel gaspillage de nourriture en Europe qu’il est impossible de mourir de faim. Avec l’argent du BAS, il payait son pastis. Les jours où il était propre, il se rendait à la bibliothèque municipale, pour s’abriter des intempéries et de l’inculture. Dans l’immeuble abandonné, il buvait et s’entraînait au lance-pierres, sans plus jeter un regard à la clinique toute proche.
Aucun camarade d’infortune ne lui disputait son territoire. La zone industrielle était en effet loin de toutes les commodités. Il lui fallait faire plusieurs kilomètres à pied pour rejoindre le centre-ville. Ça n’était pas pour lui déplaire : il avait besoin de faire de l’exercice pour éliminer l’alcool.
Lui, le détective de profession spécialisé dans la recherche de personnes disparues, n’arrivait à retrouver ni sa fille ni Roy, ni Poinçonneur ni Poinçonneur bis…
Tout ce temps libre, tout ce temps d’ennui, le faisait gamberger sur les échecs énormes de sa vie, avec la rue comme clou sur le couvercle du cercueil. Il songeait d’ailleurs à nouveau à se procurer une corde.
Souvent, il avait envie de rentrer à son domicile. Ç’aurait été le plus sûr moyen d’en finir rapidement. On l’avait retrouvé chez Amanda ; chez lui, ce serait encore plus facile. La crainte de la souffrance le retenait. Poinçonneur le torturerait, par cruauté revancharde, pour faire un exemple et surtout pour lui faire avouer où se trouvait Roy. Roy, quel lâcheur !
Personne ne voulait s’installer dans cette zone, mais des rôdeurs passaient parfois. Que cherchaient-ils ? Des métaux qui avaient été récupérés depuis belle lurette ? Un paumé comme lui à dépouiller ? Il avait appris à dormir d’une oreille et se cachait à l’approche du moindre vagabond : la rue l’usait et il n’avait plus la condition physique d’antan pour se défendre. Il lui était très facile de faire disparaître toute trace de lui vu le peu d’objets qu’il avait en sa possession.
Un après-midi ensoleillé, alors qu’il avait passé la matinée à faire la queue bolchevique au BAS, il récupérait en vidant une bouteille de pastis. Il entendit du bruit dans l’escalier. Celui-ci était particulièrement sombre et il avait déposé sur les marches de nombreuses canettes. C’était son système d’alarme à peu de frais.
Désinhibé par l’alcool et aussi en manque cuisant de relations humaines, il décida de ne pas se cacher et d’accueillir le visiteur. Depuis l’assaut de l’appartement d’Amanda, il avait évité les gens pour rester incognito, caméléon du bitume (sauf dans la queue du BAS où il montrait la photo de sa fille à qui voulait bien la voir, c’est-à-dire presque personne car les gens avaient leurs soucis).
Mais aujourd’hui, il n’en pouvait plus de la solitude.
— Bonjour, dit-il.
Le jeune homme venait de la rue, lui aussi. Il portait des habits usés, une mine assortie et une bouteille de vin qui séduisit beaucoup Axtone, à la manière d’un coup de foudre.
— Salut, cousin.
Axtone sourit intérieurement. Cousin et tonton sont des termes affectueux qu’utilise la flicaille pour désigner les indics, ce qu’il avait été avant son énième déchéance. Au fait, ce fumier de Fritz ne lui avait pas payé ses derniers services ! Sans ce retard, il ne serait pas à la rue. Axtone détestait l’État hégémonique, tout en appréciant l’aide du BAS. Il était bourré de contradictions, comme tous.
— Qu’est-ce qui t’amène ?
— Je cherche un toit. Et un associé, comme qui dirait.
— Un associé ?
— À deux, on est plus forts contre la dureté du monde.
Il ricana, content de sa maxime. Il avait un coup dans le nez qui le rendait volubile.
Axtone était assoiffé de vin et d’ami. D’autre part, la concurrence devenait rude autour des poubelles et un allié n’était pas de trop.
— Qu’apportes-tu en plus de ta jeunesse ?
— Du vin.
— Du vin ?
— Je connais une cave qui en regorge. J’en escamote une ou deux régulièrement, ça passe inaperçu. L’oncle Picsou possède tant de pièces d’or…
— Méfie-toi : quand il plonge dans sa piscine dorée, il se rend tout de suite compte s’il en manque une seule… Allez, c’est d’accord, tu peux t’installer ici.
L’envie de se pendre céda du terrain.
Lordius