Épisode 2 : Le cas Karim

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Madame Marie prit le temps d’écraser sa cigarette dans un cendrier sur le bureau d’Axtone avant de répondre :
— Je voudrais que vous retrouviez une de mes salariées. Nadia, vingt-deux ans.
Elle lui tendit la photo d’une belle jeune femme blonde habillée de façon très sexy.
— Avez-vous prévenu la police ?
— Ils ne recherchent pas les personnes majeures. De plus, je n’aime pas voir la flicaille fouiner dans mes affaires. Je tiens un bar à hôtesses.
Axtone demanda une avance pour calmer le retardé et posa quelques questions. Nadia venait de Roumanie, donc aucune famille dans le coin. Il se rendit en compagnie de sa cliente au « Bar des Amoureux ». Elle le laissa mener son enquête après avoir informé son personnel.
Éclairage tamisé rose, la couleur de l’érotisme. Les murs peints et le sol en lino, rose aussi. Quatre hôtesses, vêtues pour affronter une improbable canicule, patientaient au bar. L’action chaude les attendait au sous-sol. Depuis peu, le gouvernement tolérait ce genre d’établissement. On s’était rendu compte que les filles étaient mieux protégées que dans la rue. C’était sordide quand même. Un mal nécessaire, une soupape contre le viol.

Non, Axtone ne voulait rien boire, il avait fait le plein. Non, il ne voulait pas descendre au sous-sol, même avec une ristourne, même pour mieux connaître l’univers de la disparue : quand il avait bu son médicament contre la migraine, la libido se faisait la malle. Il n’arrivait pas à avoir la forme à la fois du milieu et du haut du corps…
Il posa les questions habituelles. Est-ce qu’elle parlait de partir ? Était-elle dépressive ? Non et non. Contente de son job ? Non plus. Elle devait encore de l’argent à Madame Marie. Alors on ne lui laissait que de l’argent de poche, elle aurait pas pu aller bien loin seule. Et à deux ?
L’interview du personnel lui apprit que deux clients avaient fréquenté assidûment la belle Nadia. L’un se faisait appeler Karim, et l’autre était un notable de la ville, Monsieur Marquette. Le videur, qui répondait au titre ronflant de responsable de la sécurité, l’informa qu’une caméra discrète filmait en permanence le bar, mais pas les chambres du sous-sol car l’établissement avait sa moralité, n’est-ce pas. Grâce à une capture d’écran potable, le détective obtint le portrait de Karim, un Méditerranéen marqué d’un signe particulier : une balafre le long de la joue. À moins que la caméra ait déconné.
À tout le personnel, il présenta la seconde photo qu’il avait montrée au fumeur, sans succès là non plus. 

Il rentra ensuite chez lui plutôt qu’au bureau, au moins il aurait de la lumière à défaut d’une illumination. Deux hommes l’interceptèrent au pied de son immeuble. « Police, veuillez nous suivre. » On lui confisqua le lance-pierres et la matraque. Direction le commissariat. Pas de menottes, mais pas d’explications non plus. Ce contretemps l’ennuyait parce que c’était l’heure sacrée de l’apéro.
Une vieille connaissance le reçut dans son bureau, le capitaine de police Fritz, un quinquagénaire moustachu au physique passe-partout qui aurait fait merveille en filature.
— Latuile, je sais qu’il est de votre intérêt professionnel de fréquenter la police. Mais pas comme délinquant… Un certain monsieur Alexandre Mangin a porté plainte contre vous pour coups et blessures avec arme.
— Mon loueur ? Légitime défense !
— Mes collègues ont d’autre part saisi sur vous deux armes de sixième catégorie, passibles chacune de quatre mille euros d’amende et de trois ans d’emprisonnement…
— Et la confusion des peines, alors ! Capitaine, arrêtez de réciter le code pénal, vous valez mieux que ça… Si on buvait un coup pour apaiser les tensions entre la population et la police ?
Fritz sourit, lissa sa fière moustache (qu’il lui faudrait raser pour pratiquer une filature afin de se fondre parfaitement dans la masse) et continua, dédaignant l’interruption alcoolo-dépendante :
— Monsieur Mangin m’a confié officieusement qu’il accepterait de retirer sa plainte, malgré la profonde blessure à son front et à son âme, si vous payez ce que vous lui devez.
— Qu’il soit rassuré. Je travaille sur une affaire juteuse. Ce n’est pas en prison que je pourrai apaiser ses blessures d’âme et d’argent. Connaissez-vous cet homme ?
Il lui montra la capture d’écran de Karim.
— Karim Benguigui, bien trop connu des services de police. Son casier est aussi conséquent que vos dettes. En probation.
— Puis-je avoir l’adresse de son domicile ? En échange, je serai vos cinq sens au « Bar des Amoureux ». Comptez sur moi pour vous renvoyer l’ascenseur d’une façon ou d’une autre, dès que j’aurai récupéré la fée.
— J’ai souvent l’impression que vous vous foutez de ma gueule, aboya Fritz. Et même pire : vous vous foutez de tout. Quelle fée ?
— La fée électricité. Un ascenseur ne fonctionne pas sans elle.

En sortant du commissariat, Latuile décida de sauter l’apéro — un effort incommensurable — et de se rendre à l’adresse que lui avait indiquée Fritz. Le temps pressait pour Nadia comme pour lui. Soit le pervers l’avait enlevée pour ses besoins personnels, soit le philanthrope l’avait retirée de la prostitution. Ange ou démon, c’était pas le problème d’Axtone. Il avait les siens, ça faisait un bout de temps qu’il dodelinait sur la corde raide. Dans les deux cas, il ferait son rapport à sa cliente, preuves photographiques à l’appui si possible, et basta. 
Le pavillon, entouré d’un jardin, était situé à la sortie de la ville. Dans la nuit étoilée, aucune fenêtre n’était éclairée. Un chien lui aboya dessus. Il battit en retraite vers un fast-food, acheta un hamburger, empocha la note de frais et retourna au repaire du malfaiteur, peut-être philanthrope aussi, car le manichéisme n’existe que chez les esprits les plus simples.
Il mangea le pain et la garniture, balança la viande et escalada la clôture. Le chien se jeta sur le steak. Axtone l’endormit d’un coup de matraque que les flics, dans leur mansuétude, lui avaient rendue. Son acte barbare était bénin par rapport à ce que les humains faisaient subir aux animaux. Rien que dans le pays, un milliard d’entre eux étaient dévorés chaque année par les homo sapiens. En pénitence de sa violence canine, Axtone décida de ne pas manger d’animal pendant une journée. Ce n’était pas un gros sacrifice, il était plus attiré par les aliments liquides que solides.
Toujours aucune lumière, le pavillon semblait désert. Tant pis, il allait chercher des indices. Et ensuite l’apéro, parce que la migraine revenait à la charge, nom d’un chien. La porte d’entrée n’était pas fermée à clé. Dans l’obscurité complète, il avança à tâtons. Soudain, un cri de femme. Et un homme :
— Nadia ! Nadia !
Axtone empoigna la rampe d’escalier et monta les marches quatre à quatre. Les cris continuaient. Il fit irruption dans la chambre. Karim était en train de s’accoupler avec une Nadia, certes, mais pas celle que le détective recherchait. Fausse piste…
Il détala avant que le couple revienne de sa stupéfaction. Ni pervers ni philanthrope, hélas pour l’enquête, Karim n’était qu’un homme. Voilà pourquoi il ne venait plus au « Bar des Amoureux » : il s’était trouvé une copine.

Dépité, Axtone alla se coucher sans boire parce que l’heure habituelle était passée et, accessoirement, qu’une rude journée l’attendait — sans compter cette foutue corde raide qui finirait par le laisser tomber dans le gouffre.
En attendant, l’instinct ancestral de survie et l’espoir lui faisaient faire l’équilibriste. En guise de balancier, sa bonne étoile. Ou la matraque du rouquin simiesque. Quand déploierait-il ses ailes ?
Il tentait tous les jours de se persuader qu’il en avait, pourtant il ne décollait pas.


Lordius

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