Épisode 19 : Le traquenard

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Comme promis, Axtone rendit visite à Madame Mangin dans l’après-midi. Il l’aida à se rendre chez le médecin. Ensuite, ils passèrent à la pharmacie. Axtone montra la photo de sa fille à la pharmacienne qui lui conseilla de l’afficher au supermarché d’en face. Celui-ci avait réservé à l’entrée un pan de mur à cet effet, sous une banderole : « Aidez-nous à retrouver ces personnes disparues. » Ça tombait bien, Madame Mangin avait des courses à y faire. Pendant qu’elle arpentait les rayons avec son déambulateur sur lequel Axtone avait fixé un panier à provisions, le détective parla au gérant. Ensemble, ils épinglèrent la photo parmi d’autres. Axtone les scruta une à une, surtout les jeunes. Il avait envie de pleurer.
Madame Mangin lui proposa un mois de loyer gratuit pour ses services. Mais Axtone sentit que son mari ne prendrait pas la chose avec flegme, compte tenu de la nature de son accident. D’autre part, il avait une priorité plus cuisante. Il obtint donc de pouvoir dormir chez elle de temps en temps, tant que le mari était à l’hôpital, bien sûr. En cavale, il est bon de changer de planque régulièrement.

Le lendemain matin dès six heures, il planqua dans la cage d’escalier du palier de l’appartement de Zoé Klump. Elle sortit vers neuf heures. Il ne la vit que de dos, mais sa taille élancée et ses cheveux soyeux exprimaient minceur et jeunesse. Poinçonneur devait avoir hâte.
Il attendit quelques minutes puis sonna, après avoir revêtu veste et casquette bleues, l’uniforme rassurant de l’employé qui vient relever ou inspecter le compteur d’eau, par exemple. Pas de réponse. Il crocheta la serrure en quelques minutes. C’était un studio rangé et propre, le contraire de celui de Paul Blanco. Une valise ouverte et pleine de vêtements trônait sur le lit. La dame s’apprêtait à mettre les voiles. Il colla le micro sous la table, et bonsoir Clara.
Il se rendit ensuite au square. Il remit à Roy Rosso le récepteur UHF en échange d’une liasse de billets. Il lui expliqua le fonctionnement, au demeurant très simple. Même ses amis les plus frustes devraient s’en sortir.
Voilà, il était débarrassé, il n’en ferait pas plus. Que Roy et la police se démerdent ; lui avait fait arrêter Poinçonneur une fois, à leur tour d’aller au charbon.

Deux jours plus tard, Roy l’appela, tout excité. Ses hommes avaient intercepté une conversation téléphonique entre Zoé et Poinçonneur. Rendez-vous ce soir dans un hôtel zonard. Logique, la faim faisait sortir le loup du bois. Il le félicita avec chaleur et regretta de nouveau qu’il n’ait pas de sang italien : il ne pourrait jamais entrer dans la famille, même s’il était un ami très cher, oui, très cher.
Tant mieux, se dit Axtone, c’est le genre de tentation qui coûte cher si on y succombe et qu’on n’a pas la chance de bénéficier d’un vice de procédure.
Le traquenard se goupillait bien. Un peu trop, peut-être. En tout cas, la théorie d’Axtone se vérifiait : le terrible moins de la réclusion avait engendré une série de petits plus bien agréables, malgré le désagrément nommé Poinçonneur.

Le soir, Roy le rappela. L’excitation avait fait place à l’abattement. À l’hôtel, ses amis étaient tombés dans une embuscade. Trois morts. Le seul survivant, Carlo, s’en était tiré de justesse, mais il s’était fait poinçonner la main. Les tueurs étaient asiatiques, selon son témoignage.
— Je pense que la disparition de mon filocheur a dû lui mettre la puce à l’oreille, analysa le détective. Il s’est douté qu’on espionnerait celle dont le gars avait les coordonnées. Tout de même, il est drôlement futé et organisé.
— Et cruel. Carlo ne pourra plus jamais tenir un pistolet de la main droite. Je crois que ce démon a fait exprès de le laisser filer, pour mieux propager ses exploits.
Pauvre homme, songea Axtone, il ne pourrait plus tuer avec autant de dextérité. Et l’État était bien capable de lui refuser une pension d’invalidité.
Un silence de méditation et de recueillement suivit.
— Je n’ai plus d’hommes de main, confia Roy. Je suis comme un cerveau sans corps. J’ai besoin de muscles pour réaliser mes idées. Certains de mes amis m’ont quitté pour un autre clan italien, à la fois proche par le sang et rival. Pour retrouver ma réputation et fidéliser de nouveaux amis, je dois d’abord éliminer la menace. Puis-je toujours vous compter parmi mes amis ?
— Oui.
— Nous allons travailler ensemble sur ce dossier brûlant. Communiquez-moi votre adresse, que je vous fasse parvenir le prix de l’amitié.
— Oh, vous savez, je bouge chaque jour. Il est préférable de se voir au square.
— Écoutez, vous êtes la cible principale de notre ennemi commun. C’est grâce à vous qu’il est tombé. Je pourrais vous protéger et…
— Votre sollicitude me touche, mais il est hors de question que je serve d’appât. Vos amis les plus musclés sont tombés comme des mouches, alors non merci.
— Connaîtriez-vous un discret chirurgien détaché des procédures administratives ? Carlo doit se faire réparer la main s’il veut s’en servir de nouveau un jour. J’ai bien un ou deux toubibs dans mes relations, mais pas d’as du bistouri.
Axtone réfléchit quelques secondes. Oui, après tout, le nettoyeur lui avait sauvé la vie. En outre, il était le dernier muscle de Roy face à la déferlante poinçonneuse.
— Possible. Je vais investiguer.

Il appela ensuite Fritz d’une cabine téléphonique. Il lui fallait des infos fraîches. D’habitude, le capitaine de police ne divulguait rien de ses enquêtes toutes chaudes, mais comme Poinçonneur était sur les traces d’Axtone, il se montrerait compréhensif. De fait, Fritz se montra particulièrement loquace :
— Sale histoire… La libération de Poinçonneur avait fait un peu de bruit. Mais avec la tuerie de cette nuit, la presse se déchaîne depuis ce matin. Le ministre a même appelé le commissaire. Sale histoire…
— Pire qu’un vol de scooter… Surtout pour moi, en fait. Qu’est-ce qui fait dire à la presse que la fusillade a été orchestrée par Poinçonneur ?
— Il faut vous tenir au courant, mon vieux.
— C’est ce que je suis en train de faire. Je vous rappelle que je suis en cavale comme un vulgaire truand…
— Hem ! En partant, il a laissé son poinçon ensanglanté sur le comptoir de la réception de l’hôtel. Les témoins ont parlé aux journalistes. Le gredin nous nargue.
— Pourquoi signer son crime ? interrogea Axtone. Qui étaient les types qu’il a dessoudés ?
Il n’était pas censé être en relation avec Rosso et consorts.
— Il est très malin. Je ne crois pas qu’il cherchait spécialement à signer. Mais plutôt à nous mettre sur une piste.
— Une piste ?
— Le sang sur le poinçon est celui de Carlo Conti, ex-détenu dont on a relevé à l’époque l’ADN. Il a été accusé d’avoir assassiné sa femme et l’amant de celle-ci. Faute de preuves suffisantes, il a bénéficié d’un non-lieu. Il travaillerait pour un petit chef de bande, comme les trois qui ont trouvé la mort cette nuit. Avez-vous entendu parler de Roy Rosso ?
— Oui. Je le connais. Il a été mon client. Un élégant Italien. Il m’a paru un peu trouble, sans plus.
Axtone préférait dévoiler une partie de la vérité, des fois qu’un indic de la police l’ait aperçu en sa compagnie. Mentir, s’il le faut, mais en partant toujours d’une base de vérité. Louvoyer entre Fritz et Rosso relevait du numéro de trapéziste sans filet. Roy avait retiré le filet le soir maudit où Axtone s’était fait casser de partout.
— Un truand sans grande envergure. Il possède un atelier clandestin de confection. Il a dû marcher sur les plates-bandes de Poinçonneur. C’est la première fois qu’il se lance dans une vendetta sanglante. Peut-être une initiative de Conti. Savez-vous où on peut trouver Rosso ? Je dois l’interroger comme témoin.

Ainsi, pour la police, Roy n’était qu’un magouilleur à la petite semaine. Elle ignorait le premier règlement de comptes entre les deux bandes, ainsi que la participation de Roy dans le laboratoire clandestin de synthèse de stéroïdes anabolisants. Sans parler de ses autres activités occultes qu’Axtone ignorait. Pour le détective, les hors-la-loi les plus rusés et les plus coriaces ne sont pas les plus célèbres. Au contraire. Ceux qui sont connus comme caïds sont surveillés par la police et la concurrence. Un jour ou l’autre, ils tombent, au tribunal ou dans la rue. Les plus malins sont à peine connus des services de police, ne font pas un jour de prison et meurent dans leur lit doré.

— Je l’ai rencontré une fois au café Buon Vino.
— J’ai en effet entendu dire qu’il y était souvent, confirma le policier. Mais plus depuis quelque temps d’après le patron du bistro.
Fritz avançait toujours à toute vitesse dans ses enquêtes. Roy avait intérêt à numéroter ses abattis.
— Donc Poinçonneur a laissé son instrument pour pointer du poinçon Rosso à la police. Astucieux.
— Diabolique ! renchérit Fritz. Savez-vous à quoi il occupait son temps en détention préventive ? Il potassait le code de procédure pénale. Certains délinquants étudient le code pénal, c’est de bonne guerre. Mais le code de procédure pénale ! C’est du vice, Latuile, un vice terrible. Le code de procédure pénale régit entre autres la façon dont les enquêtes judiciaires doivent se dérouler. Ce diable d’homme a trouvé une faille. En cumulant certaines procédures qu’il nous a forcés à suivre, on est arrivés hors délai. Les juristes sont en train de modifier ce fichu code.
Voilà pourquoi Poinçonneur avait été libéré. Fritz continua sur sa lancée. Il avait besoin de confier ses soucis :
— Le pire, c’est qu’il a fait un émule. Il a donné une astuce à son camarade de cellule pour le faire sortir. Un autre vice de procédure. C’est le diable en personne…
Ce codétenu ne serait-il pas le frère du vieux qui l’avait filé ? Axtone devait demander à Rosso s’il avait relâché ce dernier.
— Voilà une façon de retrouver Poinçonneur ! s’écria Axtone. Suivez le gars à sa sortie de prison.
— Il va se méfier. Et on n’a pas le droit. Le code…
— Mettez un mouchard GPS dans le talon de sa chaussure.
— Illégal. Et pas le budget. Je vous laisse, j’ai du pain sur la planche et du gradé sur le dos.
— Indiquez-moi ses modalités de sortie. Je m’en charge. Sinon Poinçonneur va me trouer la peau !
— Je ne peux pas faire cela… Vous imaginez le foin si cela s’ébruite ? Après tout ce qui s’est passé, je serais révoqué. Je suis déjà sur la sellette à cause du vice de procédure.
— Alors dites-moi au moins le vrai nom de Poinçonneur et faites-moi parvenir une photo de lui. Aidez-moi, capitaine ! Après les trois de cette nuit, ça va être mon tour.
— Une photo ne vous servirait à rien. Ce gars est un as du déguisement.
Axtone possédait juste un cliché flou que lui avait remis Roy.
— Et son nom ? exigea-t-il.
— Il n’en a pas.
— Que me chantez-vous là, capitaine ? Vous n’êtes pourtant pas porté sur la bouteille, vous.
— Il vient d’un pays très pauvre d’Afrique. La guerre sévissait quand il est né, et il n’a jamais été enregistré à l’état civil. Ses parents sont morts durant cette guerre sous nos bombes pacificatrices. Il raconte qu’il a été recueilli par un vieux menuisier. Celui-ci lui aurait donné comme seul jouet un poinçon et l’aurait baptisé de la sorte. Poinçonneur affirme ne jamais avoir eu un autre nom. Vous pensez bien qu’on a fait des recherches. En Europe, tout le monde a un patronyme officiel. Nos investigations ont d’ailleurs retardé la procédure judiciaire et sont à l’origine du vice de procédure.
— Y a-t-il d’autres aspects de sa personnalité que je dois connaître pour améliorer mes chances de survie face à ce prédateur de la jungle urbaine ? soupira Axtone.

Cette conversation l’emplissait progressivement d’une angoisse sourde. L’euphorie d’avoir brisé sa réclusion se dissipait. Un clou douloureux chasse l’autre. Il se massait les tempes d’une main, l’autre tenait le combiné du téléphone tandis qu’un gars impatient le dévisageait à travers la vitre sale de la cabine téléphonique. Il serra les dents pour réprimer l’envie d’exorciser sa peur sur le gêneur. Cet univers de violence déteignait sur lui. De toute façon, le gars était jeune et costaud, modèle très agressif, et Axtone en avait marre d’aller se faire recoller sa dent chez le dentiste : ça lui coûtait à chaque fois une unité d’argent liquide — une bouteille de pastis.

— Je ne voudrais pas vous faire peur…, préambula Fritz.
— C’est déjà fait.
— D’après les gardiens de prison, la légende carcérale prétend qu’il n’est pas tout à fait humain.
— Allons bon…
Il changea de main pour se masser l’autre tempe. L’excité cognait à présent sur la vitre avec une pièce de monnaie. Ça commençait à faire caisse de résonance, y compris dans son crâne. Il avait besoin d’alcool.
— Surhumain, plutôt, corrigea le policier. Il est capable de lancer des objets avec une dextérité formidable. Il possède une détente prodigieuse dans les jambes. Il prétend qu’en Afrique, il mangeait des sauterelles vivantes et ce régime alimentaire inusité lui aurait transmis ce pouvoir.
— Mais enfin, capitaine, c’est une variante de Spider-Man et son araignée…
— Il n’en demeure pas moins que l’homme est particulièrement agile, pas seulement de l’esprit. Comment, sinon, aurait-il pu blesser un homme armé avec un simple poinçon ? Il n’utilise jamais d’arme à feu.
Axtone serra la sienne dans sa poche : l’excité tambourinait maintenant du point sur la porte de la cabine. S’il la brandissait, l’autre croirait à un jouet à cause de sa petite taille. Alors il sortit sa matraque qu’il déploya ostensiblement et l’homme renonça en haussant les épaules.
— On dirait qu’il vous impressionne, capitaine, dit-il.
Il en savait quelque chose parce qu’au fond de lui, il admirait Roy. Un bad guy révulse et fascine à la fois.
— Latuile, je dois vraiment vous laisser maintenant. Portez-vous bien.

Fritz raccrocha et Axtone Latuile se sentit seul au monde. Le fonctionnaire de police nationale avait réussi à l’angoisser terriblement. Il ressentit la brusque pulsion de la réclusion, s’isoler pour se protéger, instinct qu’il mata aussitôt par le raisonnement : il n’y avait pas pire souffrance que ce qu’il avait vécu, d’où son envie d’en finir. Or sa fille ne comprendrait pas son départ prématuré, si elle refaisait surface. C’est pourquoi il lui fallait tenir bon encore un peu, juste un peu.
Bon, peut-être un peu plus qu’un peu...


Lordius

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