Épisode 16 : L’amour du sport
De nouveau, le jeune Charlie se mit à courir à la sortie du lycée. Cette fois, Axtone le suivait à vélo. Il lui laissait une
bonne avance : pas de risque qu’une si grande silhouette se perde dans la foule. D’ailleurs, il n’y avait de monde que sur la chaussée. En se faufilant entre les voitures, il avançait au
même rythme que le coureur à pied. Ils arrivèrent à un grand stade situé dans les faubourgs. Axtone se dépêcha d’attacher son vélo. Heureusement, Charlie cessa de
courir.
Le stade était immense. Il comportait plusieurs terrains de sport et trois bâtiments. Il venait d’être
racheté par un pays riche en énergie fossile et tant mieux, parce que les contribuables municipaux étaient exsangues. Ils n’étaient pas d’accord entre eux pour déterminer quel vampire suçait leur
énergie vitale, mais la faillite était là.
À cette heure, il y avait pas mal de monde qui circulait sur le campus, aussi
Axtone passa inaperçu. Des parents venaient chercher ou déposer leur chérubin, ils ne trimballaient pas plus d’affaires de sport que lui. Charlie entra dans un bâtiment et pénétra dans un
vestiaire signalé comme « Football américain ». Axtone se rendit dans les gradins du terrain de football américain qui ressemblait à un terrain de rugby en plus petit. Cent yards en
longueur, ça ne fait que quatre-vingt-dix mètres. Axtone trouvait qu’un terrain plus petit augmentait l’intensité, l’action et le score. Il admirait d’autant plus certains aspects de l’Amérique
qu’il n’y avait jamais mis les pieds.
Les joueurs arrivèrent sur la pelouse et commencèrent leur échauffement sous les ordres hurlés par le coach, un vieux
Noir costaud qui semblait venir directement du pays natal de ce sport, sauf son accent. Charlie était parmi eux, en tenue sportive. Voilà pourquoi il arrivait en courant et souffrait de
contusions multiples. Un autre mystère restait à élucider : il était arrivé les mains vides, sans sac de sport.
En tout cas, il apparaissait comme un jeune tout à fait sain. Le détective avait d’ailleurs immédiatement remarqué qu’il manquait une case à la mère Dupont. Et le beau-père
baveux, ça devait être le bouquet.
Axtone sortit du campus : inutile de se faire repérer. Il extirpa de sa
poche le récepteur UHF. Aux dernières nouvelles, Charlie avait adopté le porte-clés à l’effigie des Miami Dolphins. Latuile devait se trouver à une
centaine de mètres du terrain, largement à portée. Aucun son : pas étonnant si le gosse avait laissé son jean au vestiaire.
Le détective patienta. Il entendait les cris du coach à travers le mur d’enceinte du campus. Il devait dépenser avec la langue autant d’énergie que les joueurs avec les jambes.
Enfin, les hurlements se tarirent. Axtone ralluma le récepteur. Peu après, il capta quelques conversations dans le vestiaire. Charlie parlait avec passion de la tactique de jeu avec un autre gars
nommé Joe. Joe était quarterback, le cerveau de l’équipe d’attaque. Le bruit de fond diminuait dans le vestiaire. Joe et Charlie ne devaient plus être que deux. Les mots de sports furent
remplacés par des roucoulements d’amour entre les deux hommes, puis par des bruits d’amour. Il n’entendit plus grand-chose ensuite, probablement parce que Charlie avait jeté son pantalon à
travers le vestiaire et son bonnet par-dessus les moulins…
Voilà qui expliquait les mystères que faisait le
jeune homme : il ne tenait pas à ce que ses parents apprennent son homosexualité. Vu la mère coincée, Axtone le comprenait. Quand il ferait son rapport à Madame, il ne mentionnerait pas les
préférences sexuelles du fils chéri quoique rebelle.
Quelques minutes plus tard, Charlie avait dû redevenir décent parce qu’Axone capta cette discussion, qui
réclamait un complément d’enquête :
— Magne-toi de te rhabiller, souffla le fils de Madame Dupont.
J’entends Grande Gueule arriver.
— Alors les jeunes ?
hurla le coach. Encore à se pomponner ? Joe, t’as causé à Charlie ?
— Il est d’accord, coach. Il
a l’adresse du point de livraison et la clé de votre casier pour y déposer le colis.
— C’est bien, mon
gars ! Tu aides l’équipe, l’équipe t’aide ! Je ferai de toi un champion. Dans quelques années, tu iras jouer en NFL. Tu gagneras des masses de billets verts, mon gars ! Bon, vas-y
maintenant. Parce qu’ensuite le stade ferme. Et rappelle-toi : on ne te connaît PAS. D’ailleurs t’es pas inscrit ici officiellement. Tiens, voilà l’enveloppe à remettre. Go, go, go !
Axtone avait mal aux oreilles
pour les deux amants. Grande Gueule réussissait à crier même en chuchotant. Il aurait fait fureur dans un cirque.
La filature s’avéra ardue. Charlie courait comme un dératé à travers la ville. Infatigable jeune homme !
Avoir autant d’énergie après deux heures de foot US et deux minutes de sexe torride émerveillait Axtone. Le détective devait se surpasser pour ne pas se faire détroncher comme on dit dans le jargon du métier : Charlie se retournait souvent, il n’avait clairement pas la conscience tranquille. Plusieurs fois
Axtone dut le dépasser ou au contraire lui laisser de l’avance. Grâce à la grande taille de la cible et à l’expérience de l’enquêteur, ils arrivèrent l’un dans le sillage de l’autre à un imposant
immeuble de bureau. Charlie y pénétra ; Axtone resta sur le trottoir et sortit son engin. Il ne tarda pas à capter une conversation :
— Tu es bien jeune pour faire la mule…, dit une voix masculine teintée d’exotisme russe.
— Je rends service, on me rend service en retour.
— Après tout, c’est pas mes oignons. Voilà la marchandise.
— Coach… Euh… Celui qui
m’envoie veut savoir si le fortifiant est vraiment performant.
— Boris le chimiste ne concocte que le
meilleur cocktail, intraveineuse plus voie orale. Ça va vous faire les muscles de Schwarzenegger. Mais toi, vas-y mollo à ton âge. Ça bousille le foie et le cœur.
Axtone récupéra son vélo et s’éloigna. Ensuite il appela l’ami Fritz :
— Bonjour capitaine. Un laboratoire clandestin de fabrication de stéroïdes anabolisants, ça vous intéresse ? Vos collègues des
Stups sont sur ses traces ? Je vous donne l’adresse… Non, ne me remerciez pas. Envoyez plutôt un chèque à votre meilleur informateur.
Axtone n’agissait pas ainsi par moralité ni pour épargner la santé des sportifs. Juste pour préserver Charlie. Celui-ci serait loin quand la
Brigade des Stupéfiants investirait l’immeuble.
Le lendemain, il intercepta Charlie à son arrivée au stade. Il lui raconta tout pour essayer de lui mettre du
plomb dans la cervelle. Il faut protéger la jeunesse.
Charlie était devenu tout pâle. Lui, le grand costaud,
dut s’adosser au mur d’enceinte du complexe sportif. Les mots sortaient par saccades :
— Ma mère…
Quelle salope… Me faire espionner…
Soudain son visage passa de blafard à écrevisse. Il serra les poings et
s’éloigna du mur.
— La salope ! C’est à cause d’elle que j’ai dû faire la mule en plus. On n’a rien
sans rien.
— No pain, no gain, comme clament vos modèles
ricains. Mais que voulez-vous dire ?
— Elle ne me file plus d’argent de poche. Alors le club me prête
la tenue complète qui coûte un max et m’offre la cotisation annuelle, pas donnée non plus, en échange de mes services.
Axtone comprenait à présent pourquoi Charlie arrivait au stade sans affaires de sport.
— Je vais rendre mon rapport à votre mère. Je ne mentionnerai que votre goût sain pour le sport si vous me promettez de ne plus rendre service à Grande Gueule. Je me fais fort de la convaincre de vous payer la cotisation. Tout va s’arranger. Mais ne prenez plus de cette
saloperie.
— Connard ! J’en prends pas. Je suis au poste de wide receiver. J’ai pas besoin d’une armure de chair. Par contre certains membres de l’équipe vont morfler sans les muscles nécessaires. Par votre faute, les
Beaux Corbeaux ne seront pas champions d’Europe. Les Allemands vont nous bouffer tout crus…
— Vous n’avez pas de quoi tenir la saison, avec votre livraison d’hier ?
— Non. Coach m’en fait acheminer une petite quantité à chaque transport pour le cas où je me ferais prendre. Ou que son casier soit
fouillé. Allez, tirez-vous maintenant ou j’appelle Joe. Il adore se défouler sur les connards. Vous avez entendu parler de la roid
rage ?
Axtone s’éloigna, pensif. Peut-on vraiment aider les gens ?
— Eh ! Vous oubliez votre mouchard !
Il
se retourna juste à temps pour recevoir en plein front le porte-clés. Il cria de douleur. Son porte-clés unique se brisa au sol et son front s’orna d’une bosse. Il était furieux parce qu’il
détestait l’ingratitude. Et aussi parce qu’il aurait aimé se resservir de cet outil de travail. En tout cas, Charlie avait un sacré lancer. Il pourrait remplacer son amant au poste de
quarterback. Cette égalité théorique dans les couples homosexuels fascinait Axtone.
Le soir tard, il était encore au bureau en train de rédiger son rapport pour Madame Dupont. Il le fignolait
pour faire passer l’addition salée. Le pastis le tenait éveillé et anesthésiait son front.
Quelqu’un sonna. Il
alla ouvrir, plein de curiosité à cause de l’heure tardive. Cette friponne d’Amanda lui faisait-elle une surprise ? Il espérait que non, il avait fait le plein.
Il n’eut le temps que d’apercevoir une silhouette massive et un visage cagoulé avant que la douleur au ventre ne le terrasse. Ce n’était pas
Amanda et, réflexion faite, il le regrettait amèrement. Au sol, il reçut plusieurs coups de pied rageurs.
— Tiens, fumier de détective ! Prends ça ! Fouille-merde ! Bâtard de ta race !
Les coups pleuvaient. Axtone parait comme il pouvait, c’est-à-dire très peu. Son cerveau fonctionnait encore parce qu’il reconnut la voix.
— Arrête, Joe ! Ou j’te donne aux Stups. Grande Gueule
aussi…
L’intéressé poussa un cri de frustration et s’en alla en laissant la porte ouverte.
C’était quitte ou double : Joe aurait pu le liquider pour le faire taire. D’un autre côté, il tapait si fort qu’il l’aurait
peut-être bien liquidé sans le faire exprès : coups et blessures ayant provoqué la mort sans intention de la donner, aurait mentionné Fritz dans
sa paperasserie avant de la ranger dans la volumineuse armoire des affaires non résolues. Amanda ne viendrait pas à son enterrement.
Les Beaux Corbeaux l’avaient testée sur lui : la mixture de Boris était efficace. Il
n’avait jamais reçu de coups aussi puissants. Parfait exemple de l’homosexualité virile. L’opposé de la Cage aux Folles.
Allons ! La vie continuait. Il avait de la chance dans son malheur : rien de cassé. Par contre, dès qu’il voulut se lever, la tête lui tourna et il regagna le
plancher des vaches, aussi vaches qu’ils étaient presque tous avec lui. Et la soirée ne faisait que commencer. Il resta donc allongé à baigner dans son sang. Son mobile sonna. Impossible de
décrocher. Finalement, il parvint à se relever en s’agrippant au bureau. La bouteille de pastis l’aiguillonnait.
Il alla saisir le médicament liquide quand un bruit de pas lui fit tourner la tête. Encore une silhouette,
plus petite et plus grosse. Encore une douleur, dans la bouche cette fois, pire que le coup de poing dans le ventre. Il retourna au tapis et entendit un ricanement.
— T’es drôlement arrangé. Y en a des gens qui t’veulent du mal, mon salaud… Ça m’surprend pas. J’vais finir l’bon boulot qu’a été
commencé.
Axtone se massa la bouche. Au moins une dent cassée. Il ouvrit les yeux. Le mari d’Amanda tenait le
fusil de son frère. Il l’avait frappé avec la crosse. Axtone maudit in petto cette famille jusqu’à la troisième et la quatrième génération comme dans l’Ancien Testament, sauf Amanda et son fils
exilé.
Georges épaula le fusil. Les deux trous du canon paraissaient énormes. Son frère devait chasser l’ours
polaire. Axtone ferma les yeux. Il avala son sang de travers et se mit à tousser puis à suffoquer.
— Je
sais qu’tu la revois, mon salaud… La première fois, j’ai été cool. C’te fois, j’ai grave les nerfs… J’aurai des circonstances atténuantes. Drame passionnel, qu’ils appellent ça. Tuer d’amour, ça
paraît con. P’t-être huit ans qu’ils m’donneront. Et j’en f’rais quatre. Ouais ! Plus rien m’intéresse, d’toute façon… Ouais mais attends. Faut qu’tu souffres avant. Ça s’ra toujours moins
que ce qu’j’endure, mon salaud… Elle a payé. À ton tour.
Il posa le fusil sur le bureau, sortit un couteau et
sectionna le fil électrique de la lampe de bureau. Ensuite il attacha les mains d’Axtone dans son dos. Le détective était sonné. Il se laissa faire.
Georges le remit sur le dos et approcha la lame de l’entrejambe de l’amant de sa femme.
— Tu vas être puni par où qu’t’as péché, mon salaud…
— Pitié… Pas ça…, parvint à articuler Axtone entre deux quintes de toux.
— Pas
d’pitié pour les salauds d’ton espèce. Tu m’as castré le premier…
On toqua à la porte ouverte. Deux nouvelles silhouettes se découpèrent dans l’embrasure. L’une en costume,
l’autre avec un casque intégral sur la tête. Roy et Carlo le nettoyeur. Décidément, Axtone était très demandé ce
soir.
— Que se passe-t-il ? exigea Roy.
— Ce salaud couche avec ma femme. Alors j’me venge.
— Ah, encore cette histoire, commenta l’Italien qui avait eu vent de l’article paru dans Enquêtes
sordides.
— Ils ont recommencé, plaida Georges.
— Moi, je ferais la même chose à celui qui toucherait ma femme, dit le nettoyeur. Et
aussi, on ne peut plus avoir confiance en lui à cause de ses relations. Il n’est plus respectable.
— Assez ! le rabroua Roy. C’est un ami. Nous protégeons les amis et ils nous rendent service en retour. C’est à moi de décider s’il n’est plus un ami. Va m’attendre
dehors.
— Mais patron, c’est peut-être dangereux avec ce…
— Va.
Le meilleur tueur du clan Rosso obéit à
contrecœur. Georges s’était relevé pour plaider sa cause. Il tripotait machinalement son couteau. Axtone restait immobile et silencieux, luttant contre
l’évanouissement.
— Posez ce couteau, je vous prie, ordonna Roy.
Georges le déposa sur le bureau à côté du fusil. Le mobile d’Axtone sonna de nouveau.
— Je pense que Monsieur Latuile a assez payé sa faute, poursuivit Roy. Regardez dans quel état il est. Il a eu très peur. Vous vous
êtes fait comprendre. Vous avez lavé l’affront dans suffisamment de sang. Il ne faut plus jamais lui faire de mal car il est de mes amis. Savez-vous qui je
suis ?
Il ouvrit négligemment sa veste, révélant à la ceinture la crosse nacrée d’un automatique. Le bleu
de la nacre était assorti à sa chemise. Roy Rosso, l’homme élégant jusqu’au bout du calibre.
— Euh… J’m’en
doute… Écoutez… J’voulais pas le tuer… Lui faire très peur… Le fusil est pas chargé. Mais je suis un homme… Pas un lâche comme le croit ma femme…
Roy s’empara du fusil, le cassa et hocha la tête.
— Vous vous êtes comporté en homme. Vous avez accompli votre objectif.
— J’m’en
vais, alors…
— N’oubliez pas votre fusil. Ne laissez jamais traîner une arme avec vos empreintes digitales
dessus. Laissez le couteau, je vous prie.
Lui-même portait des gants fins en cuir
noir.
— Ouais. Merci du conseil, m’sieur.
Roy attendit le départ du mari cocu, releva le buste d’Axtone et l’adossa au bureau sans le détacher. Ses gestes étaient lents et étudiés,
pour ne pas se tacher de sang.
Lordius