Épisode 14 : Le légaliste et le rebelle
Axtone alla au commissariat voir le capitaine de police
Fritz. Dans l’après-midi, il se rendit au centre-ville faire quelques emplettes nécessaires pour la mise en place de la deuxième pièce du puzzle.
Dès le soir, Paul l’appela. Tant mieux, il était préférable d’aller vite, maintenant qu’Ali était à ses basques.
Paul restait éberlué sur le pas de sa porte.
— Eh bien, tu n’embrasses pas ton vieux père ?
— Bonsoir…
Papa…
Il s’avança en boitant et fit la bise à Axtone. Le détective portait une perruque, frisée pour l’air de
famille, grise pour l’âge. Il était affublé d’une paire de lunettes à grosse monture, d’une moustache postiche (il n’avait pas eu le temps de faire pousser la sienne) et marchait en boitant à
l’aide d’une canne. Il se tenait voûté. Un petit oreiller sous son tricot de corps le grossissait. On lui donnait la soixantaine.
— C’était pas la peine d’imiter ma boiterie, grommela Paul à son oreille. Un piège à loup n’est pas une tare héréditaire.
Dans le studio pour une fois rangé, il y avait un jeune homme brun qui le découvrit avec presque autant de surprise que Paul. Ahmed
ressemblait à son père, sauf le regard, moins dur.
— Alors c’est vous le meilleur ami de mon fils ?
croassa Axtone d’une voix en rapport avec son âge feint.
— Juste un pote, m’sieur. On s’était pas vus
depuis longtemps.
— Et vous arrivez au bon moment, jeune homme ! C’est à ça qu’on reconnaît les
amis.
— Bon, tu vas lui parler, Ahmed ? intervint Paul. Il est rentré à cette
heure.
— Je serai en réserve, jeune homme ! s’exclama Axtone en brandissant sa
canne.
Ahmed réprima un sourire, mais ses yeux le trahissaient.
— Ça sera pas nécessaire, m’sieur Blanco. Le gars est violent alors bougez pas de là.
Il sortit de l’appartement en pouffant.
— Vous ne
m’aviez pas reconnu, n’est-ce pas ?
— Ça, c’est sûr ! râla Paul. Vous en faites trop : un
vieillard n’est pas crédible pour intervenir dans une bagarre.
— Garnement ! J’ai ma
canne…
— Arrêtez votre cirque, s’il vous plait.
— C’est la tension qui t’énerve, mon fils…
— Ça aussi, arrêtez quand y a pas de témoin. Laissez-moi écouter la conversation.
Il
colla son oreille à la porte pendant qu’Axtone parcourait machinalement des yeux la pièce à la recherche d’une bouteille. Ça discutait ferme sur le palier. On ne distinguait pas les
paroles.
— Préparez-vous à intervenir, soupira Paul. Ah ! Si j’étais pas éclopé… Comme je
regrette…
— Tranquillisez-vous. J’ai un plan. À part pour vos problèmes de santé. Ça peut s’arranger,
fiston.
Axtone s’avançait, mais ça lui faisait trop de peine de voir Paul dans cet état. Il craignait qu’il ne
fasse une bêtise, avec le spectre de la justice aveugle et conne qui planait au-dessus de lui.
— Comment ça ? demanda Paul, le regard de nouveau brillant.
Axtone mit son index vertical devant ses
lèvres. Ahmed sonna. Paul lui ouvrit.
— C’est fait. Je lui ai dit que ma bande protégeait Paul. Il a pas
arrêté de se justifier et de promettre qu’il n’y aurait plus d’embrouille à l’avenir.
— Bravo jeune
homme ! Je n’aurais pas mieux fait moi-même. Je suis vraiment fier de vous !
Axtone se jeta sur Ahmed et lui donna l’accolade. Il en profita pour glisser un objet dans une de ses poches.
— Merci m’sieur. Je vais y aller maintenant. Je vous laisse en famille.
Paul le
remercia avec chaleur.
— Il est cool, finalement, dit Paul après son départ. Je crois qu’il regrette certaines choses assez
moches. Il a promis de témoigner pour moi.
— Tant mieux. Faut que je vous laisse. À
bientôt.
— Attendez, j’ouvre une bouteille de mousseux pour fêter ça.
— Une autre fois.
Axtone était vraiment pressé pour
refuser une invitation aussi tentante. Il retira tous ses accessoires de déguisement, sauf le coussin, et les laissa chez Paul. Il serait ainsi moins repérable en filant Ahmed : si la
personne suivie vous connaît, laissez tomber. C’est déjà assez difficile pour ça.
La nuit était venue. Le jeune
homme monta dans un bus et s’assit à l’avant ; Axtone, à l’arrière. Le détective lut le texto que venait de lui envoyer l’homme par qui tout était arrivé : argent, sueur, larmes et
sang. « Attention, loup en approche. » Comment Roy savait-il qu’Ali était sur ses talons ? Avait-il ses entrées dans la police qui l’auraient informé du cambriolage à son
bureau ? Il avait donc trouvé « la bonne patte à graisser ». Voilà qui contrariait beaucoup le détective : il ne tenait pas du tout à ce que la police connaisse ses liens avec
l’encombrant Roy. Une nuit, il avait rêvé qu’il dormait en prison dans la même cellule que le dandy issu du Sud de la si vieille Europe. C’était décidé : il réglait cette affaire et ensuite
addio Roy.
Ahmed descendit à l’arrêt de bus nommé Travail. Il était situé dans un quartier où sévissait un chômage record. Le fils d’Ali emprunta la rue de la Famille, dans laquelle se trouvait le grand
cabinet d’avocats Dupont, Cohen & Diouf, spécialisé dans les divorces. Il s’engouffra dans un ensemble d’immeubles de bonne tenue
semi-bourgeoise. Une pancarte annonçait : Résidence La Patrie. Un galopin avait ajouté en dessous une inscription : Citoyen du monde.
Axtone attendit un peu avant de suivre sa cible à
l’intérieur du bâtiment C. L’ascenseur était au troisième. Il monta à pied pour s’imprégner de l’immeuble et pour la furtivité, comme d’ordinaire. À l’étage, il resta dans la cage d’escalier,
c’était plus discret.
Il sortit le coussin de son ventre. Il abritait un récepteur radio UHF et un casque
audio. Il alluma l’engin de type talkie-walkie et l’orienta jusqu’à capter un son, en provenance du micro espion qu’il avait glissé dans la poche d’Ahmed. L’enquêteur raffolait de ces gadgets
électroniques bon marché et performants que l’on trouvait en vente libre le plus souvent, sinon on s’arrangeait parce que le commerce est une nécessité dans notre société de consommation basée
sur la croissance économique. Il fallait nourrir la bête capitaliste et Axtone s’y employait parfois.
En ville,
le constructeur garantissait une portée de 200 mètres. Alors à quelques mètres, Axtone entendait très bien :
— Lève les mains, aboya une voix à l’accent asiatique.
Ahmed laissa échapper un cri de
surprise apeurée. Il y avait vraiment de quoi.
— Qui… Qui êtes-vous ?
demanda-t-il.
— Des relations de travail d’Ali, répondit une seconde voix. Tu dois être son fils. Parfait.
Fouille-le, Yong, et attache-le pendant que j’appelle son père. S’il tient à la santé de son rejeton, il va rappliquer dare-dare pour s’expliquer.
Yong était le prénom d’un des deux boss du gang international. Axtone estima qu’il ne s’agissait pas d’une
coïncidence, même si le prénom chinois Yong était aussi courant que Michel ou Karim ici. Il appela Fritz à la rescousse. Ce matin, il lui avait montré les photos des deux méchants. Un mandat
d’arrêt international à leur encontre flottait dans l’air légal, pour divers délits et crimes dont la contrefaçon ne constituait qu’une peccadille. Latuile préférait faire appel à la force légale
plutôt qu’à Roy. La dernière fois, le nettoyage n’avait eu qu’une efficacité limitée, la mauvaise herbe était vite revenue. Le sang appelle le sang, et Axtone ne voulait pas se retrouver pris au
milieu d’une vendetta. Alors peut-être que la police se montrerait meilleur jardinier. D’autre part, il avait besoin d’une monnaie d’échange pour Paul.
Il n’entendait plus de bruit en provenance de la tanière d’Ali. Les trois protagonistes de la tragédie retenaient leur souffle, se préparant
à la prochaine scène qui promettait une tension certaine.
Peu après, il entendit une cavalcade dans l’escalier.
Il monta d’un étage et vit Ali débouler sur le palier du troisième : il avait été plus rapide que le G.I.G-Haine, la célèbre élite cagoulée de la force publique, en disgrâce depuis qu’elle
avait abattu un terroriste après trois jours de siège, au lieu de le débusquer simplement avec du gaz lacrymo-gênant.
— Tu vois que tu sais faire vite quand tu veux…
— Laissez partir mon fils…,
supplia Ali d’une voix essoufflée. Il n’y est pour rien dans cette histoire.
— Si tu as la conscience
tranquille, ton gosse n’a rien à craindre, ricana Yong.
— Mais on croit plus à tes bobards, ricana en
chœur l’autre boss connu sous l’alias cruel de Poinçonneur.
En
prison comme à l’air libre, il avait torturé, éborgné et même tué un paquet de monde avec son outil fétiche. La légende urbaine affirmait qu’il était même capable de lancer son poinçon et qu’il
taillait le bout en pointe à cet effet. Bref, personne ne s’y frottait.
— Récapitulons, poursuivit
Poinçonneur. Notre entrepôt a été incendié, la marchandise s’est volatilisée et nos hommes aussi. Sauf un, tu es LE survivant, Ali. Alors, quand on
remet les pieds dans la région, on te demande qui a pu faire le coup et comment tu as réussi à passer les mailles du filet. Question légitime, non ?
— Oui, mais…
— La ferme, ou je poinçonne les
tickets tout de suite ! (On entendit Ahmed gémir.) Continuons. Tu commences par raconter que ça vient du gang à Rosso. Possible, mais qui l’a renseigné, le Rital, maudite soit sa race ?
Tu jures que tu ne sais pas. Ton fils vient vivre chez toi. Nous, on te signale que pour sa santé, il serait bon que tu trouves la balance. Alors là, tu nous racontes une histoire à dormir dehors
avec un billet de logement. Comme quoi, ce serait un détective dont tu as reconnu la photo dans un magazine. Pas de pot, il a disparu. Tu as fouillé son bureau, mais que dalle. Yong et moi, on a
vraiment été patients avec toi. On t’a donné ta chance, non ? Maintenant on pense que la balance, c’est toi. Pour qui tu travailles ? Rosso ?
Ainsi Ali ne l’avait donné que pour sauver son fils. Il n’était pas un ingrat finalement. La situation
devenait vraiment critique. Que foutaient les cagoulés, bigre de bougre ?
— Je vous jure que…,
larmoya Ali.
— Ne jure pas, nom de Dieu ! Je vais te faire une dernière fleur. Une fleur au milieu du
bitume. D’habitude, je transperce les deux joues. C’est assez douloureux à cause de la langue et des dents qui morflent. Je vais poinçonner ton fils à la main pour commencer parce que c’est un
gosse.
— Non ! Pitié !
À
cet instant, on tapa sur l’épaule d’Axtone. Deux cagoulés arrivaient du cinquième, ils avaient dû passer par le toit. Enfin ! Axtone devait reconnaître qu’ils étaient
silencieux.
— Ne restez pas là, monsieur, c’est dangereux. Montez d’un étage.
Il ressemblait à un robot avec son casque à visière et sa tenue foncée caparaçonnée. Son regard était au diapason et son ton de voix
évoquait le sinistre refrain « Police, veuillez présenter les papiers du véhicule », avec accent du terroir.
— C’est moi qui ai appelé le capitaine Fritz. Il faut intervenir tout de suite !
— Montez d’un étage, répéta l’homme-machine.
— C’est notre informateur, dit
l’autre cagoulé qui semblait un peu moins obtus, sûrement un gradé. À quoi sert votre récepteur ?
— J’écoute leur conversation. Ils vont mutiler un gosse. Donnez l’assaut immédiatement !
— Holà ! Ils ont donc un otage. On risquerait de mettre sa vie en danger. Nous devons attendre que les tireurs d’élite soient postés en face. Et le feu vert du préfet
de police. Laissez-nous faire, nous avons l’habitude.
— Enfoncez la porte et balancez des lacrymos !
Ils sortiront en courant. Vite !
— S’ils s’étouffent sans nous menacer, il n’y a pas légitime
défense. Nous serions en infraction avec la loi. Donnez-moi ce récepteur et suivez-moi à l’étage, monsieur.
La loi ubuesque et paralysante allait causer la mort d’Ali et son fils. Axtone se sentait coupable, il
regrettait de ne pas avoir fait appel à Roy et son nettoyeur.
Il donna au gradé légaliste son récepteur. L’autre main du gars tenait son arme. Axtone dévala l’escalier.
Il déboula sur le palier du troisième. Trois hommes étaient en position, deux armés de fusils d’assaut, le troisième d’un pistolet et d’un bouclier
pare-balles.
— Maîtrisez-le ! hurla le gradé qui craignait d’en prendre pour le
sien.
La porte de l’appartement était entrouverte ! Ali ne l’avait pas refermée pour pouvoir s’échapper
facilement. Et ces benêts procéduriers qui n’entraient pas… Les deux robocops se jetèrent sur lui. Avant d’être plaqué au sol, il n’eut que le temps de donner un coup de pied dans la porte en
criant :
— Police ! Rendez-vous ! Vous êtes cer…
Les trois hommes à terre se trouvaient devant la porte. Le fort de l’ordre tenant le bouclier bondit par-dessus la mêlée écroulée pour les
protéger. Yong tira depuis le salon. La balle s’écrasa sur le bouclier avec un miaulement de douleur. Le gendarme riposta. Yong se coucha.
— Assaut ! Assaut ! ordonna le gradé, y compris dans son micro-oreillette.
On entendit la vitre du salon voler en éclats. Poinçonneur lâcha son porte-bonheur et se
rendit.
Axtone fut menotté et embarqué sans ménagement dans le panier à salade, direction le commissariat. Il y
passa la nuit en cellule sans qu’on vienne l’interroger ni qu’on le tabasse, peut-être à cause des caméras vidéo.
Fritz le fit sortir au petit matin, lui restitua ses affaires personnelles, dont la matraque et le
lance-pierres. Ils se rendirent dans son bureau.
— Un café ? proposa le
policier.
— Non, un remontant.
Fritz sortit du bureau et revint avec une bouteille de whisky. Il y a toujours de l’alcool dans un
commissariat.
— C’est téméraire, ce que vous avez fait. Le G.I.G-Haine et le préfet voulaient vous coller
quelques chefs d’inculpation. Les journalistes ont interrogé un voisin qui a vu la scène par le judas de sa porte. Il salut en vous un héros. J’ai réussi à calmer mes collègues, avec l’aide de
l’opinion publique.
— Je ne pouvais pas laisser ce pauvre gosse se faire torturer et son père se faire
abattre comme ça, à portée d’oreille.
— Ça va vous faire une bonne
publicité.
— Disons que ça contrebalancera les photos de mon confrère.
Latuile raconta à Fritz ses aventures sans mentionner Roy Rosso ni bien sûr ses démêlés antérieurs avec le gang de Poinçonneur.
— Je comprends mal vos motivations, Latuile. Tous ces
risques sans salaire…
— Pour Paul. Et pour retrouver le statut de mâle
dominant.
— Ça compte pour un homme mais…
— Ça compte aux yeux d’une femme.
— D’habitude, vous m’agacez prodigieusement, Latuile. Je reconnais que cette fois vous m’en avez bouché un coin. Je pense que vous me cachez des choses. Mais passons.
Savez-vous que la loi autorise depuis peu la police à rémunérer ses informateurs ?
— La loi a du
bon.
— Par contre, ça va prendre du temps. Nous avons quelques formulaires à
remplir.
— Comme intérêts de retard, j’implore la clémence de la justice pour Paul Blanco. C’est grâce à
lui que j’ai pu remonter aux deux méchants. Et grâce à Ali.
— Nous n’avons aucune charge contre Ali
Zitouni. Pour le jeune Blanco, oui, je pense que je peux attendrir le procureur. D’ailleurs, les prisons sont pleines.
Axtone appela Roy pour lui raconter une fable ; que la police avait été sur les traces des deux caïds
quand le détective avait réussi à les localiser. Comme Fritz, l’Italien nota des zones d’ombre dans les explications d’Axtone. Toutefois, comme le gang international était démantelé à peu de
frais, et sans qu’il soit impliqué, il envoya une caisse de Barbaresco, avec une liasse de billets et un petit mot expliquant qu’il fallait laisser
vieillir le vin.
Axtone, évidemment, ouvrit aussitôt une bouteille.
Lordius