Épisode 11 : Une infiltration périlleuse
Trois jours plus tard, dans le petit matin frisquet, Axtone était de retour au marché principal, déballant sa marchandise comme si de rien n’était.
Ali vint le voir presque aussitôt.
— Salut. Paraît que t’es pas venu t’approvisionner.
— J’ai pris un antidouleur et je me suis endormi.
— Ce soir, si ça t’intéresse…
— Même endroit, même heure ?
— Non, je le saurai au dernier moment. Chacun est convoqué à tour de rôle pour pas attirer l’attention avec une flopée de camionnettes garées au même endroit. Même procédure : texto.
— Mon doigt va mieux. Je viendrai sans faute. Merci.
— Je suis content pour ton doigt. À plus, cousin !
Le cousin se gara à 23h50 (le métier n’a pas d’horaires) en double file dans une rue calme, parallèlement à une énorme camionnette limite minibus. Il frappa à l’arrière. Jeff lui ouvrit la double porte. Machinalement, Axtone caressa sa matraque télescopique à travers la poche du pantalon. Il avait récupéré ses armes, ayant une raison valable depuis son agression.
Jeff lui sourit en guise de bonsoir et l’invita à entrer dans l’entrepôt nomade. Ça sentait bon le cuir. Des étagères couraient sur les flancs du véhicule, supportant des caisses de marchandises : portefeuilles, porte-monnaie, bourses, montres, cravates, casquettes, ceintures, lunettes de soleil. Tous les articles étaient uni taille, de petite dimension et griffés d’une marque connue. Le look à prix cassé, tant pis pour la qualité, on rachètera, on est formaté pour consommer.
Jeff lui indiqua le prix d’achat par lot de dix et le prix de vente conseillé. Il nota sur un carnet qu’Axtone mettait un lot de chaque dans un grand sac. Pendant que Jeff était plongé dans ses écritures comptables, l’infiltré en profita pour glisser discrètement un porte-clés dans un des porte-monnaie au fond de la caisse, faisant mine de tâter la marchandise.
— Ne mets pas les montres sur ton étal, conseilla Jeff. Ce qui brille attire la flicaille… Comme tu débutes, Ali te filera quelques astuces. Au fait, quand on avance le fric, on demande le nom et l’adresse du client. Pour toi, on fera une exception. Ali te connaît.
C’était sa façon de se faire pardonner la rugosité du premier contact. Axtone eut un élancement dans son doigt et ressentit le désir de rouer de coups le marchand occulte. Au lieu de cela, il sourit et lui mit sa main saine sur l’épaule solide avant de déguerpir avec son sac rebondi.
De retour chez lui, il alluma son PC portable et se connecta sur un serveur. Grâce à l’émetteur GPS camouflé dans le porte-clés, il pouvait suivre en temps réel la position de la camionnette. Cette nuit-là, il perdit sa trace quand elle entra dans un parking souterrain. Il nota l’adresse pour vérifier plus tard, mais c’était un quartier résidentiel, probablement la résidence d’un des trois loustics. Il ne voyait que trois endroits où pouvait se trouver ce fichu entrepôt, la base opérationnelle des ennemis y compris économiques de Roy, cet homme raffiné qui possédait un si merveilleux talent œnologue. Trois possibilités, donc : quelque part à la campagne ; la zone industrielle située au nord de la ville ; ou bien encore la zone portuaire qui s’étendait le long du fleuve.
Roy le réveilla téléphoniquement dans la matinée. Il voulait, il exigeait des nouvelles. Axtone resta évasif. Il avait l’habitude de travailler seul. Surtout, il craignait la maladresse du nettoyeur. Lâcher ce chien de guerre y compris économique, c’était déclencher le feu nucléaire : il fallait s’assurer que l’ennemi n’y survive pas. Dans le cas où un seul missile serait en mesure de riposter, ce serait pour sa pomme. Il était en première ligne, pris en sandwich entre les contrefacteurs du terroir et les contrefacteurs asiatiques. Qui sait si ces derniers ne l’avaient pas suivi pour connaître son domicile ? Vraiment, il fallait frapper à coup sûr. L’entrepôt ou la mort.
Stressé par la pression de son client, il prit son vélo et se rendit à la dernière position enregistrée par le mouchard GPS. Il avait un mauvais pressentiment. La situation semblait lui échapper, si tant est qu’il l’ait contrôlée à un moment.
Il eut l’impression qu’un scooter le suivait. N’importe quel deux-roues à moteur le laissait sur place même en ville, en tout cas en dehors des heures de pointe. Il s’arrêta et descendit de vélo, faisant mine de vérifier la pression de son pneu. Le scooter le dépassa, le regard droit devant, masqué par son casque intégral et sa visière rabattue. Fausse alerte. L’infiltré devenait parano.
Il regarda longuement autour de lui. Rien de suspect en apparence, cependant la peur l’avait saisi. Roy le payait bien mais il risquait littéralement sa peau. Il fut pris de l’envie irrépressible de quitter cette ville hostile et délétère, là, tout de suite, tracer en vélo vers un autre part qui ne pouvait pas être pire. Vraiment pas pire ? Non, il valait mieux s’accrocher. Son courage physique, il en était fier. Il ne voulait pas y renoncer parce qu’il n’y avait pas tant de choses dont il s’enorgueillissait.
No pain no gain, on n’a rien sans rien, comme disent les Américains qui s’y connaissent. Il se répétait souvent ce dicton pour s’encourager.
Il arriva à la dernière position de la camionnette. Il s’agissait bien d’une rampe d’accès à un parking souterrain d’un immeuble d’habitation.
Il allait repartir quand un nouveau doute le saisit. Et si un client avait acheté un lot contenant le porte-monnaie mouchard ? Il fallait en avoir le cœur net, bigre de bougre ! Il attacha son vélo à un poteau et attendit. Une voiture entra dans le parking. Il s’y engouffra à sa suite. Ouf ! Le véhicule était bien garé là.
Il se dirigea vers la sortie piétons. Elle était toujours libre d’accès, pour des raisons de sécurité incendie. Il regrettait son anxiété qui lui faisait prendre des risques. La faute à Roy et à son équipe de tueurs impatients. Axtone ouvrit une porte, puis une seconde, un sas incendie. Il se retrouva dans une pièce grise aux murs de béton nus et poussiéreux. L’escalier ou l’ascenseur ? Il allait opter pour la voie discrète (qui prend l’escalier de nos jours ?) quand, ding ! voilà l’ascenseur. La paresse du confort sédentaire prit le dessus sur la prudence : il attendit l’ascenseur. La civilisation amollit et émousse l’instinct de survie, un thème classique.
Jeff et Cheng-Li en sortirent, aussi surpris qu’Axtone. Jeff hésita sur la conduite à tenir. Pas Cheng-Li. Il sortit un couteau et se jeta sur le faux forain. Axtone n’eut pas le temps de dégainer sa matraque. Il para au plus pressé, un coup de pied vicieux dans les parties. À son corps défendant, Cheng-Li lâcha son arme de sixième catégorie et se plia en deux. Axtone lui attrapa la nuque à deux mains et le releva d’un vigoureux coup de genou à la face. C’était une technique de boxe thaï que lui avait enseignée le neveu de Roy, champion de free fight.
Son doigt allait mieux, mais il n’eut pas le temps de s’en réjouir. Car pendant ce temps, Jeff avait sorti une bombe lacrymogène et il aspergea le visage du détective. Celui-ci eut le réflexe de tourner la tête et de fermer les yeux, au moment où Cheng-Li allait au tapis avec une plainte sincère pour ses dents de devant. Jeff profita du regard détourné de son ancien client pour lui mettre un coup de poing à la pointe du menton. K.-O.
Latuile se réveilla dans le noir, allongé, oppressé, endolori. Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il était ligoté et bâillonné dans le coffre d’une voiture qui roulait. Pourquoi ne l’avaient-ils pas encore égorgé ? La réponse lui déclencha un flot d’adrénaline : ils allaient le faire parler. Et cette fois, Cheng-Li ne se contenterait pas de lui tordre un doigt et ne serait pas réfréné dans ses mauvais instincts par son comparse.
Il avait vraiment merdé : se jeter ainsi dans la gueule du loup ! Il était repassé, dépassé, bientôt trépassé. Il se consola en réalisant que sa louve de vie était avant tout souffrance. Alors une dernière et puis s’en va. Tout de même, il aurait aimé retrouver sa fille ou au moins découvrir ce qui lui était arrivé. Et Amanda, il aurait tant voulu la reconquérir. Et l’alcool, il raffolait de ces moments d’ébriété où il se sentait fort, détendu, heureux. En fait, il devait reconnaître qu’il n’était pas prêt à partir. Il se débattit comme un malade, cogna sur le coffre avec ses pieds, tira sur ses liens. La voiture continuait à rouler, l’acheminant vers son destin.
La lumière fut. Douleur aveuglante. On le sortit du coffre sans ménagement. Toujours les deux même. Jeff était calme et concentré. Cheng-Li moins. Il saignait de la bouche, deux dents en moins, deux yeux plus meurtriers, si la chose est possible. Ils étaient en forêt, un lieu idéal pour discuter à pleins poumons et enterrer le passé.
— Doucement, Cheng-Li, fit Jeff à son ami psychopathe. S’agit d’abord de le rendre loquace.
— Je sais ! Je sais !
Son couteau brandi et sa grimace haineuse démentaient ses propos. Axtone aurait voulu lui prodiguer un second choc testiculaire pour déclencher une réaction en chaîne instable et s’épargner ainsi bien des souffrances, mais ses jambes étaient liées entre elles. Il envisageait un coup de tête, au sens propre, quand un bruit de moteur attira l’attention des trois protagonistes du drame.
Jeff invoqua de façon impie le nom du Seigneur et bouscula Axtone pour se pencher au-dessus du coffre. Les jambes liées, le détective se retrouva brutalement au sol. Jeff se retourna, un fusil de chasse maousse en main, le modèle pour sanglier stéroïdé. Cheng-Li poussa un cri aigu peu viril afin de signaler l’arrivée d’un scooter, celui qui avait dépassé Axtone avant d’arriver au parking.
Axtone donna un coup des deux pieds saucissonnés dans le tibia de Jeff au moment où il épaulait. Pas grand mal mais le coup manqua sa cible. Celle-ci riposta à l’aide d’une arme de poing : contrairement à la moto, le scooter se conduit très bien d’une main, la droite qui actionne la poignée d’accélérateur. Or le chevalier moderne casqué était gaucher et dextre cependant. Il tira deux fois. Jeff rejoignit Axtone au sol pour une durée indéterminée. Cheng-Li fila comme une fusée vers les sous-bois. Mais la balle vola plus vite que la fusée.
L’homme providentiel béquilla son scooter en prenant garde à ce que la terre ne soit pas trop meuble. Il détacha ensuite Axtone qui fut assailli de fourmillements atroces comme sa circulation reprenait dans ses membres. L’homme fouilla les deux cadavres puis la voiture. Chou blanc. Il avait gardé son casque intégral avec visière teintée, malgré l’obscurité du sous-bois. Axtone n’arrivait pas à identifier son visage, c’était sûrement mieux pour sa santé si précaire. Il réussit enfin à parler, maintenant que la douleur s’estompait.
— Vous m’avez suivi jusqu’au parking.
— Oui.
— Ensuite vous avez suivi la voiture.
— Oui.
— Vous êtes le nettoyeur.
— Pas de nom.
— Ainsi, Roy vous a demandé de me surveiller. Il n’a qu’une confiance modérée en moi.
— Pas de nom ! Pour votre bien. Donc le nôtre. Je regrette d’avoir neutralisé le Chinois.
— Il n’était pas chinois : aucun accent. Il est né ici.
— On s’en fout. On a perdu la piste.
— Pas sûr. J’ai besoin d’une connexion Internet.
Le nettoyeur lui passa son téléphone intelligent. Axtone pianota avec difficulté, ses doigts étaient encore ankylosés. La camionnette avait changé de position. Son chauffeur armé, le troisième homme de la bande à présent désorganisée, l’avait conduite… bien sûr ! dans la zone portuaire. Les contrefaçons arrivaient d’Asie directement par bateau en remontant le fleuve.
Axtone expliqua la situation à son sauveur masqué.
— Bon travail. Je vous ai sous-estimé. Le patron a du flair. Enterrez-les, je reviendrai faire disparaître la voiture.
— Mais… Attendez ! protesta le détective qui ne voulait pas devenir fossoyeur.
Sans un mot, l’autre repartit sur son scooter. Axtone trouva une pelle dans le coffre, celle destinée à l’enterrer lui. Après la courte cérémonie funéraire, il entreprit d’effacer ses empreintes digitales : il ne portait pas de gants.
En marchant à travers la forêt, il envoya un texto à celui qu’il ne détestait plus et qui n’était qu’un pion : « Sauve-toi cousin ».
Peu après, Roy l’appela :
— C’est réglé. Proprement. Pas de cadavres, pas d’enquête. Par contre, mon équipe ne trouve pas trace d’Ali.
— Laissons-le, suggéra Axtone. Si l’envahisseur asiatique revient, il nous servira. Vivre et laisser renseigner.
— Bonne idée. J’apprécie votre différence.
— De mon côté, j’ai apprécié la violence nécessaire de vos amis.
Lordius