Épisode 10 : Une mission patriotique
Certains marchands criaient la qualité de leurs produits. La plupart se contentaient de servir la clientèle en silence. Il y avait foule, ce mardi matin : il faisait beau, et les tarifs pratiqués par la grande distribution étaient de moins en moins compétitifs, à cause de la réglementation toujours plus soviétique qu’il fallait bien répercuter sur le prix. Axtone observa de loin un Méditerranéen moustachu, au regard dur et rusé. Un mâle dominant, selon la terminologie de son… d’Amanda. Allons, il ne devait plus penser à elle, se concentrer sur le job.
L’Arabe ressemblait un peu à Ahmed en plus vieux, forcément. Axtone le prit en photo discrètement, en faisant semblant de consulter son téléphone.
Le bonhomme vendait des sacs à main, des portefeuilles, des porte-monnaie et des ceintures, bref de la maroquinerie, le fer de lance de la contrefaçon.
Axtone s’approcha, l’air de rien (un exercice ardu, mimer la vacuité), attrapa une ceinture sur l’étal et l’examina : pas de marque connue.
— Vous n’avez pas de marques ? demanda-t-il.
— Si, juste un peu plus cher, mais le grand luxe.
Le gars farfouilla sous son étal et en sortit deux ceintures marquées d’un « H », une grande marque. On y était. Les vraies ceintures « H » ne sont pas distribuées sur les marchés.
— C’est ce genre-là qui m’intéresse. Je fais le même boulot que vous. Auprès de qui je peux m’approvisionner ?
L’autre récupéra prestement les ceintures comme si Axtone risquait de se sauver avec.
— Je sais pas… Je me renseigne et je t’appelle. Laisse-moi ton numéro.
Axtone resta interloqué deux secondes ; c’était une de trop. Il ne pouvait pas divulguer son numéro de mobile au nom d’Axtone Latuile. Il réalisa brutalement l’insuffisance de la préparation de son infiltration ; la carte d’identité ne suffisait pas.
— J’en ai plus…, bafouilla-t-il. Je traverse une mauvaise passe.
L’autre sourit et hocha la tête d’un air entendu :
— Alors repasse.
Axtone s’éloigna, furieux contre lui-même. Pressé d’obtenir un résultat, il avait tenu le rôle du proverbial chien dans un jeu de quilles. D’un autre côté, il avançait : le père d’Ahmed en était, c’était clair. Et s’il le dénonçait à Roy ? Ses amis le feraient parler, un salaud pareil, ce serait un plus après tous les moins qu’il avait infligés à sa femme et son fils devenu délinquant lui aussi. Oui, mais ça ne mènerait nulle part, cet univers devait être cloisonné. Voilà pourquoi Roy et ses amis avaient échoué. Ils n’avaient pas la patience de remonter le courant. Il devait faire le saumon, en espérant ne pas crever à la fin du périple. Bah, finalement, les saumons ont la même vie que les humains, en accéléré.
Il décida de musarder un peu avant de partir, pour donner le change. Nouvelle erreur : le camelot de contrebande eut le temps d’alerter le gang. Axtone s’aperçut qu’il était suivi. En tant que détective, il avait l’habitude de vérifier ses arrières. En marchant, il jetait un œil dans les rétroviseurs extérieurs mal réglés des voitures en stationnement. Un Blanc et un Asiatique, mais pas ceux des photos de Roy. Il allait devoir se transformer de saumon en anguille, c’était loin d’être gagné.
Il pressa le pas ; ils suivaient. Courir ? Il se ferait rattraper, il était un peu fatigué des libations de la veille ; ou pire, ils l’abattraient dans le dos, ces gars-là ne plaisantaient pas, surtout si la bande de Roy les avait bousculés, voire étripés. Aller à la police ? Roy le lui avait défendu ; d’ailleurs le commissariat était loin. Entrer dans un lieu public ? Il se trouvait dans une petite rue résidentielle. Il n’était même pas armé. Alors il décida de rester dans son rôle, coûte que coûte. Il éteignit discrètement son mobile et fit volte-face. Ses suiveurs portaient une tenue de caméléon urbain : jean bleu, chaussures de sport et veste quelconque. Comme leurs tronches d’excellents filocheurs, fondus dans la grise masse de béton et d’asphalte.
— Pourquoi me suivez-vous ?
— Qu’est-ce que tu voulais à Ali ? On t’a jamais vu sur les marchés.
— Je débute. J’étais comptable. Viré. Presque à la rue. Je veux essayer forain.
Le Blanc tordit la bouche, trahissant une réflexion intense. L’Asiatique, petit et maigre comme le morphotype de sa région d’origine, coupa court au préambule de diplomatie :
— Tu travailles pour qui ? Parle si tu veux t’éviter de gros ennuis de santé.
— Je travaille pas, justement.
— Les douanes ou la bande à Rosso ?
— Qui ça ?
Une camionnette s’arrêta à leur hauteur. Elle devait les suivre depuis un moment. Axtone s’était concentré sur les piétons. Complètement à la ramasse, l’infiltré amateur… Le conducteur bondit de son engin. Il ouvrit un instant le côté gauche de sa veste, dévoilant un revolver dans un holster. L’Asiatique aussi communiquait par gestes, pointant l’arrière du véhicule. Axtone s’y rendit, suivi par les deux autres. C’était une camionnette pour faire les marchés, assez vaste. Elle sentait le cuir. On y était ; trop, même. Le Blanc ferma la portière, la camionnette démarra doucement, l’Asiatique le fouilla.
— Pas d’arme. Mobile éteint. Carte d’identité au nom de Jimenez.
— Jimenez, c’est gitan. Il dit peut-être la vérité.
— On va vérifier, trancha l’Asiatique.
Il attrapa le petit doigt gauche d’Axtone et le retourna brutalement. Latuile n’avait jamais ressenti une telle douleur, lui qui s’était plus d’une fois fait passer à tabac ou blessé dans des acrobaties foireuses. Il hurla et tomba à genoux, les larmes aux yeux.
— Rosso ou la douane ? Ta dernière chance.
— Seul… Seul…
— Je crois qu’il dit vrai, fit le Blanc. C’est qu’un pauvre type, il pue l’alcool.
L’Asiatique lui tordit encore l’auriculaire. Il avait une poigne d’acier et une compassion de psychopathe. Axtone s’évanouit.
— Un pauvre type ou un sacré dur. Il doit s’en aller.
— Non, s’il est vraiment des douanes, ça va les déchaîner.
— On fait disparaître le corps comme d’habitude. C’est un dur, je l’ai bien senti, il est de la race des coriaces. Il doit s’en aller.
— Senti ! La dernière fois que t’as cru renifler un problème, on a massacré des clandestins innocents. Ça m’empêche pas de dormir, mais faut pas faire de vagues. On est un lac paisible, vu des gens qui habitent autour. Le requin doit jamais s’approcher de la surface.
— Y a pas de requin dans les lacs, sauf dans Tintin.
— C’est une mé-ta-pho-re, une image. Jimenez a capté la leçon.
La douleur réveilla Axtone. Il était dans le caniveau, entre deux voitures en stationnement. Ça lui était déjà arrivé, mais pas avec une telle souffrance. Il rentra chez lui cahin-caha, s’anesthésia au pastis et s’endormit. Le coup de fil quotidien de Roy le tira de son sommeil comateux. L’Italien lui envoya un médecin. Anti-inflammatoires, morphine et attelle. Repos, surtout.
Le lendemain, il se rendit clopin-clopant au magasin d’alimentation, un peu pour la faim, beaucoup pour la soif. Il rencontra Roy devant l’entrée, toujours aussi chic et encore plus aimable que d’habitude, presque mielleux.
— Je suis désolé, proclama l’Italien, la main sur le cœur. Si j’avais su…
— Pourquoi m’attendre ici ? Vous craignez un traquenard chez moi ?
— Je suspecte donc je vis. Que leur avez-vous révélé ? Je ne me fâcherai pas, le corps est faible. J’ai juste besoin de savoir. Vous savez, avoir toujours un coup d’avance, comme aux échecs (il mimait un joueur en train de déplacer une pièce sur l’échiquier).
— Rassurez-vous. Nous gardons notre coup d’avance. Je n’ai pas parlé.
— Nous ? Vous ne renoncez pas ? Axtone, vous êtes quelqu’un. Allons discuter ailleurs.
— Barbaresco !
— Si ! Con piacere mio signore !
Il fit signe à une limousine noire aux vitres teintées garée en embuscade. Ils s’assirent à l’arrière, direction le café de l’autre fois. À cette heure matinale, la salle était déserte. Quelques habitués zinguaient, qui son café, qui sa bière. Roy s’assit à sa place stratégique et commanda le même breuvage, dont la vitrine était encore recouverte de la poussière du temps que confirmait le lointain millésime.
Axtone raconta ses aventures. Roy lui décerna les honneurs, il paraissait sincère :
— S’ils s’en sont pris à vous, c’est que vous avez commencé à remonter leur filière. Une prouesse tout à fait remarquable. Mes hommes ne sont jamais parvenus à ce résultat, malgré leur nombre et leur détermination parfois... excessive. D’autre part, vous n’avez pas parlé sous la torture. Votre force d’âme est rare donc précieuse.
Après avoir jeté un coup d’œil circulaire routinier, il lui remit une liasse de billets, le salaire du risque, du courage et de la souffrance.
Axtone lui expliqua la nécessité d’investir dans une vraie couverture, se donner les moyens, comme claironnent les gouvernements qui, eux, ne les ont pas. Roy Rosso possédait ces moyens. Il reconnut l’importance de la patience et de l’investissement, en businessman souterrain mais avisé.
Quand ils eurent mis au point tous les détails de l’opération Le retour de l’infiltré tenace, Axtone montra à Roy la photo qu’il avait prise du sieur Ali, père d’Ahmed. Roy secoua la tête : inconnu au bataillon ennemi.
— C’est lui qui m’a balancé au trio de ravisseurs, tortionnaires et assassins présumés. Si je disparais, faites-moi ce plaisir d’outre-tombe : qu’il me suive.
— Le plaisir sera pour moi, cet homme est un concurrent antipatriotique. Pas de quartier, dans cette guerre économique ! Le salut de notre production locale en dépend.
Axtone commanda une seconde bouteille de Barbaresco, pour raisons médicales. Sa blessure réclamait un anesthésiant doublé d’anti-inflammatoire. Roy passa quelques coups de fil pour se mettre en ordre de bataille. Il ne buvait pas, se contentant de tripoter son briquet doré. Les deux hommes se complétaient admirablement. Pour combien de temps ?
La semaine suivante, Axtone débuta sa nouvelle profession de façon aussi officielle que possible. Il commença à faire les marchés avec la vieille camionnette que lui avait prêtée Roy, un stock de portefeuilles produits localement et même une autorisation réglementaire de vendre sur les marchés (la procédure avait été assouplie sous la pression de la crise économique). Après s’être fait la main sur deux petits marchés périphériques, il se présenta au marché central ce samedi matin, tôt, l’air détaché et le petit doigt raide de l’envahisseur qu’il s’efforçait d’être.
Le gros du travail consistait à décharger puis à rembarquer la marchandise. Avec sa main blessée, ça lui prenait du temps. Son job était beaucoup plus simple que celui de ses nouveaux collègues qui vendaient de l’alimentaire ; il n’avait pas à se préoccuper de la fraîcheur des produits ni des invendus. Or, des invendus, il en avait beaucoup. Pour lui, forain payait encore plus mal que détective. Peu de gens daignaient seulement jeter un œil à sa marchandise. Tout le monde doit remplir son ventre quotidiennement ; par contre, on vient rarement au marché en se disant : « Il me faut absolument un portefeuille ! » Il aurait fallu convaincre les foules, leur expliquer qu’un portefeuille constituait une denrée de première nécessité non périssable. Il n’osait pas, ne savait pas quoi dire, n’arrivait même pas à sourire. Pourtant, ce boulot ne lui déplaisait pas. Signe tangible : il buvait moins. Peut-être aussi la nouveauté. Ou la sensation du danger qui le poussait à rester alerte.
L’emplacement d’Ali était situé à une trentaine de mètres du sien. Il l’ignora délibérément. L’approche directe s’était révélée digitalement brutale. Il s’agissait donc de faire preuve d’un autre doigté.
Vers la fin du marché, alors qu’Axtone sortait la bouteille de pastis pour se donner un coup de fouet avant le remballage, Ali vint le voir. Son visage souriant et contrit paraissait presque sympathique, un contraste singulier par rapport à la dureté habituelle de ses traits.
— Je ne te serre pas la main, dit Axtone, tu m’excuseras.
— Je leur ai pourtant dit que tu me paraissais réglo. Je sais reconnaître un cœur franc. Tiens, cousin, un échantillon gratuit pour ta peine.
Il déposa une ceinture en cuir noir à la boucle argentée en forme de « H ».
— Ok, j’ignore la rancune, fit Axtone magnanime. La rancune, c’est le luxe de ceux qui ont le ventre plein.
— Tu l’auras bientôt, câlina Ali. Ça te réconciliera avec tes meilleurs fournisseurs. Cheng-Li et Jeff regrettent. Ils sont un peu à cran, le commerce est hard. T’as un phone ?
Axtone lui donna le numéro de son nouveau téléphone de fonction, modèle prépayé au nom de Jimenez, spécial agent infiltré.
— Je t’enverrai un texto ce soir. Heure et lieu. Tiens-toi prêt.
— Combien ça coûte ? fit mine de s’inquiéter le faux Jimenez. J’ai emprunté à mon beau-frère pour me lancer mais…
— Pour toi, cousin, pas de fric à avancer. Tu rembourseras chaque semaine grâce à tes ventes. Par contre, fais bien gaffe d’honorer tes dettes…
— T’inquiète, cousin, j’ai pigé la leçon. Au fait, tant que t’es là, tu connais cette fille ?
Il lui montra la photo en surveillant son visage. C’était peut-être un salopard de son espèce qui l’avait fait disparaître. Mais le visage d’Ali resta de marbre.
— Je connais pas. Qui est-ce ?
— Ma fille disparue.
Le visage d’Ali se métamorphosa. Plus de sourire de façade ni de dureté sous-jacente. Un air triste et compatissant, comme s’il abandonnait sa carapace l’espace d’un instant et redevenait un être humain ordinaire. Alors Axtone ne le détesta plus.
L’après-midi, il appela son patron de chez lui.
— Excellent travail ! roucoula un Roy Rosso aux anges. Je vous communique le mobile de mon lieutenant. C’est lui qui fera le ménage. On l’appelle Carlo dit le nettoyeur. Il n’attend que votre feu vert, le couteau entre les dents. Vous, vous serez bientôt connu comme Axtone dit le bulldog : vous ne lâchez jamais votre proie.
Le futur chien de garde était quelque peu dubitatif. Déjà, être affublé d’un surnom comme un caïd était un honneur dont il se passerait volontiers. Ensuite, liquider les trois affreux froidement, malgré sa douleur auriculaire, malgré sa morale très ouverte, ça le gênait aux entournures. Bah, il n’avait pas le choix. La misère l’avait happé dans cette guerre des gangs. Il n’était qu’un gobelet de pastis ballotté par le destin, une victime de la société. Il préférait être interlope au chaud que droit dans ses bottes sans domicile fixe.
Il empoigna la bouteille de pastis pour l’aider à se trouver d’autres justifications moins fragiles qu’un gobelet en plastique. Il avait moins bu ces derniers temps, il pouvait bien se laisser aller à un petit plaisir médicamenteux. Sa mission était accomplie. Juste un texto à transférer et basta ! En italien dans le texte.
Progressivement, il se sentit mieux dans son âme scrupuleuse. Il imagina les chômeurs indigènes qu’il sauvait de la misère totale par son aide à la production locale, certes clandestine, mais ô combien vitale. Il se congratula des vies épargnées en mettant hors d’état de tuer Jeff, Cheng-Li et le chauffeur en infraction avec la législation sur les armes de première catégorie, le premier choix comme les fruits et légumes. Oui ! Il était un philanthrope masqué, comme le proclamait Roy pourtant à jeun, un super-héros européen, un supplétif de la police impuissante, etc.
Il s’endormit, fort et content. Il se réveilla, vaseux et penaud. Il n’avait pas entendu le petit son du texto de grande importance, qu’il retransmit aussitôt au nettoyeur. Une demi-heure plus tard, Roy l’appela.
— Il n’y avait personne ? répondit-il d’un ton faussement surpris. Et c’était dans une rue résidentielle ? Ils ont dû venir avec une camionnette pour ne pas divulguer l’adresse de leur entrepôt… Ils ont sûrement flairé l’arrivée de votre boucher… Nettoyeur ? D’accord… En un sens, j’aime mieux ça, parce qu’une action immédiate m’aurait désigné comme la balance… Non, Roy, non : vous ne pouvez pas garantir qu’aucun membre du gang international ne survivrait à l’équipée du nettoyeur… Un langage plus codé pour le cas où nous serions sur écoute ? D’accord : nous allons procéder autrement. Laissez-moi faire… Mon plan ? Codé, Roy. Codé, crypté, chiffré, secret !
Axtone raccrocha de méchante humeur. Il avait laissé passer l’heure du rendez-vous. Il s’était relâché trop tôt. Heureusement que Roy l’ignorait.
Tant pis, il fallait retourner au marché. Voilà ce que c’est quand on se laisse aller, quand on relève le buste juste avant la ligne.
Lordius