De la nécessité de dire quelque chose aux vernissages

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Je ne sais pas si, comme moi, vous l’avez remarqué, mais lorsque certaines personnes sont conviées au vernissage d’une exposition, elles semblent estimer que l’artiste vit dans la cruelle attente d’un avis de leur part, concernant son travail. Et que le fait de le lui avoir communiqué l’a, en quelque sorte, payé de sa peine ; quand elles ne sont pas convaincues de lui avoir été d’un grand secours.
Elles ont pour mener à bien ce but louable diverses manières d’aborder l’exposant…  

Parmi les remarques les plus stupides que j’aie pu entendre à ce jour, j’épinglerai sans conteste celle qui me fut faite à Bruxelles, par deux visiteurs inconnus.

L’un d’eux, le plus âgé sans doute, s’approcha de moi comme à contrecœur :
 C’est vous qui faites ça ? me demanda-t-il.
La question me surprit à plus d’un titre, car il faut savoir que Berga et moi-même aimons à saupoudrer nos personnages d’une légère touche d’originalité : ainsi, je portais fièrement un chapeau haut-de-forme et une montre à gousset, tandis que Berga arborait une gigantesque paire d’oreilles de Mickey Mouse et de superbes gants blancs !
J’eus beau scruter l’assemblée, je ne remarquai pas la moindre trace d’une semblable excentricité chez les autres invités.
Cela n’avait pas l’air de constituer un indice pour notre homme.
Sans doute pensait-il que nous visitions régulièrement les expositions accoutrés de la sorte et même, qui sait, que ce costume ridicule était en fait notre lot quotidien.  

Le second élément qui justifiait ma surprise et augmentait encore un peu la stupidité de sa question était que, tandis qu’il me parlait, il avait tout loisir de contempler une imposante affiche annonçant notre exposition, placardée sur le mur, juste à côté de moi, où s’étalaient en grand nos deux noms, surmontés de portraits en couleurs de nos visages.  

Quant au troisième facteur propre à désarçonner le plus simple des postulats de confiance que je nourris vis-à-vis des facultés d’observation de notre public, il résidait dans le fait que, cette fois-là, je m’étais représenté six fois parmi les tableaux que je donnais à voir (1).  

Pensant, au vu et au su de ces données, avoir affaire à un fin plaisantin, je crus très spirituel de répondre :

― Non, ce n’est pas nous. 
Sans doute nourrissait-il une sourde antipathie à notre endroit, car il me sembla, en lui faisant cette réponse, déceler sur son visage un profond soulagement (qui, je l’avoue, eut le don de m’irriter), ainsi que les marques du vif plaisir qu’il éprouverait bientôt à ne pas poursuivre avec nous cette intéressante conversation.
Je le voyais déjà s’enquérir du regard, parmi la foule, des deux véritables artistes…  

Aussi, afin de disloquer la joie imbécile (confortée par mes dires) qui, à la perspective de prendre congé, rayonnait déjà sur son faciès déplaisant, je décidai d’ajouter :
― Non, ce n’est pas nous qui faisons ça, en réalité nous payons des nègres (2) pour peindre les tableaux à notre place, ensuite nous les exposons en faisant croire qu’ils sont de nous !
En faisant cette remarque, j’espérais, naïvement colorer le reste du dialogue d’un zeste d’humour ; mais, à ma grande surprise, il sembla accepter cette révélation comme allant de soi. L’intervention inopinée de Berga eut même l’air de l’agacer, tant il semblait tenir à ce que nous ne soyons pas les artistes.
En effet, surgissant de derrière mon dos et semblant, dans un premier temps, me contredire, Berga déclara :
― Mais non, voyons, ce n’étaient pas des nègres, c’étaient des Polonais !  

Mais encore une fois, notre homme se borna à répéter ne varietur le premier terme de ma réponse, comme l’énonciation d’une vérité sans équivoque :
― Ah, donc ce n’est pas vous qui faites les tableaux ?
Avions-nous affaire à un maître de l’humour ? À un élève particulièrement doué de Buster Keaton (3) ?
À ce moment, mon regard se porta vers le premier objet avoisinant… Il se trouvait que, pour l’occasion, la galerie était entièrement éclairée à l’aide de chandelle.
― Non, dis-je, Berga a fait les bougeoirs…
Je le vis se tourner plein de curiosité vers l’objet désigné, et se montrer visiblement intéressé.
Je ne sais pas pourquoi, mais sa soudaine passion pour les candélabres me déplut immédiatement.
Alors, sûr de muter son antipathie profonde en détestation suprême, j’ajoutai :

― Et moi, j’ai fait les bougies… Mais attention, à la main !   

C’est à cet instant précis que le galeriste, qui s’était rapproché de nous et avait saisi la fin de ce brillant entretien, donna subitement tous les signes d’une vive inquiétude.
Notre interlocuteur et son compère étaient les deux journalistes de RTL, venus spécialement pour nous interviewer.


Georgie de Saint-Maur


1 Ceux qui connaissent un peu mon travail savent que je ne suis jamais avare en matière d’autoportrait.

2 J’insistai volontairement sur le terme.
3 Le plus beau de cette histoire eût été que cet homme soit, en fait, quelqu’un de très intelligent, qui aurait répondu à l’humour par l’humour… Mais hélas, il n’en était rien… Et nous l’avons quelquefois regretté, croyez-moi.   

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