De la nécessité d'apparaître fiables
N’ayant personnellement que peu de goût pour le déchargement en général, et
pour celui des sphères de Berga en particulier, je décidai de manifester ma bonne volonté en commençant à accrocher, sans plus attendre, la première de mes
peintures.
Il me fallait pour ce faire, un emplacement
idoine.
C’est pourquoi, négligeant à tort une relative difficulté d’accès, je choisis
dans ce but le coin le plus exigu de la pièce, juste au-dessus d’un radiateur sur lequel étaient disposées trois sculptures.
Lorsque je parle de fiabilité, je pense qu’elle peut s’appliquer non seulement à l’homme,
mais également au plus simple des matériaux.
En effet, ma politesse, mes façons charmantes, avaient abouti à me faire considérer par
Viviane et Ugo, le couple de galeristes, comme un personnage digne de confiance et dont le sérieux ne pouvait être entamé.
Aussi, comment aurais-je pu deviner que ce clou, ce brave et modeste clou, qu’aucun détail
ne distinguait des autres, dont toutes les apparences physiques clamaient la foncière honnêteté, ourdissait, en réalité, un des plans les plus sournois dont un clou soit
capable ?
Un plan susceptible de remettre en question cette image flatteuse que j’avais
réussi à imposer autour de moi.
Je crus très intelligent de demander à Viviane :
― Puis-je planter ce clou à deux mètres quarante-trois ?
Il y eut réticence.
Il n’était pas prévu d’enfoncer des clous dans les murs…
Un système d’accrochage existait, et tous les précédents exposants s’en étaient, jusqu’ici,
fort bien accommodés.
― Allons, un simple clou, je voudrais accrocher ce sous-verre, je pense que cela serait du plus bel effet.
Séduite par la joliesse du projet, elle accepta…
C’est ainsi que, maniant le marteau avec une dextérité peu commune, je plaçai mon clou à la
hauteur désirée, sans avoir même fêlé le plâtre.
Fier, je saisis le lourd sous-verre en
question et l’accrochai d’une main qui ne tremblait pas, donnant assurément l’impression d’avoir fait cela toute ma vie.
Ensuite, descendant de la chaise où je m’étais perché, je reculai d’une dizaine de mètres
afin d’apprécier du regard l’équilibre de mon tableau.
Ce dernier se détacha brutalement du mur, glissa le long de celui-ci avec une
vitesse désespérante, allant se loger, avec un fracas de verre brisé, derrière le radiateur, non sans en avoir fait choir, au préalable, les trois sculptures, dont les débris s’éparpillèrent
lamentablement sur le sol…
Trois cris fusèrent unanimes, témoignant cependant des centres d’intérêt de
chacun :
― Mon cadre !
― Mes sculptures !
― Mon radiateur !
Je ne sais pas pourquoi, mais je devinai tout à coup que les relations que j’entretenais
jusqu’alors avec les deux galeristes allaient subitement prendre un tour bien différent de ce qu’elles avaient été juste avant cet incident.
Il me faut avouer que j’ai toujours eu ainsi une sorte de sixième sens, me
prévenant, de façon irrationnelle, des subtils changements d’humeur qui pouvaient ainsi sans raison affecter mon entourage.
Et je pense que j’aurais pu me sentir légèrement mal à l’aise, si une heureuse diversion ne les avait détournés de leur inexplicable envie de m’arracher les yeux.
En effet, mes amis rentraient inopinément dans la galerie, et pensaient sans
doute que le fait de cogner trois fois la porte vitrée, et de racler profondément le plafond avec la grande échelle d’Étienne, constituait un excellent prélude à leur tentative hardie
d’écrabouiller les spots halogènes à l’aide de celle-ci.
Georgie de Saint-Maur