« Anton Reiser » de Karl Philipp Moritz, ou le roman de la désillusion
Roman de la désillusion, du devenir-artiste, Anton Reiser
ne saurait être perçu autrement que comme un roman sur l’illusion. Il est aussi une invitation au Voyage. Ce n’est qu’après avoir cédé à son
penchant, cet élan irrésistible qui le pousse malgré lui vers ce qu’il est convenu d’appeler un mirage, après avoir vécu sa folie jusqu’au bout
(devenir comédien), qu’Anton Reiser lâche prise et renonce à ses fantaisies (au sens de fantasmes ou de fantasmagories !).
Le problème, pour Anton, c’est de porter en lui le goût de vivre et d’exister (au même titre que tous les
humains !), et de ne pouvoir suivre les exigences de sa fantaisie pour créer le monde dont il rêve tant. Le conflit naît de là. Il y a du romantique chez ce personnage hors norme. Un besoin
irrésistible de marier, un peu à la façon d’un William Blake ou d’un Murakami Ryu, le Ciel à l’Enfer. Mais si l’un, William Blake, trouve une
solution poétique à ses délires qui, pourrait-on dire, l’en libèrent, Anton, quant à lui, à force de confondre rêve et réalité, finit par en oublier ces notions essentielles que sont, par
exemple, le temps et le lieu.
Anton assimile le nom au lieu, perçoit ce dernier à travers cette succession de miroirs aux alouettes que
sont les mots. Anton vit à travers des simulacres (ces véritables soleils mensongers), dont la littérature (…chaque nouvelle lecture lui renvoyait sa propre image…). Simulacres qui lui permettent d’échapper à un
quotidien dont la vulgarité lui pèse. Un quotidien qui plus est froid comme la mort (…et la vie descend dans la tombe froide et silencieuse…). Aussi
Anton est-il hanté par elle comme il l’est par Homère (métaphore du voyage intérieur) ou par cet autre Reiser (un avatar de Goethe !) auquel il
voue une admiration sans borne, quasi morbide. La mort l’obsède, le fascine. Certes avec lyrisme (…cette mort éternelle, comme au creux d’un rêve, à
la fois passage et lieu de transformation…). Passage à l’autre ou Passage à l’acte ? Au final, sa vocation d’artiste apparaît au lecteur comme la poursuite d’une chimère. Non pas comme une aptitude réelle à créer.
Mais il est si difficile de renoncer. Si difficile de l’énoncer (ce qu’il nomme ses transports poétiques !).
D’autres questions sont soulevées par ce roman gigogne, qui mettent en jeu les rapports de l’auteur au
narrateur, du narrateur au lecteur, et de ce même lecteur à l’œuvre. Qui parle dans Anton Reiser ? Un je qui se voudrait omniscient, esprit supérieur dont il est parfois question dans le roman ? Qui est ce Philip Reiser, double du narrateur, ce second corps dont Anton ne cesse de parler (le fameux qui je hante de Breton !) À voir. À lire surtout.
Ou à relire…
Anton Reiser, de Karl Philipp Moritz (1785)
Extrait :
« L’aurore n’allait-elle pas, se demanda-t-il, surgir enfin de toute cette obscurité ? Un
espoir fallacieux et trompeur semblait lui dire qu’après avoir été lui-même source de ses joies, il serait lui-même la source de ses malheurs… »
Autres œuvres de Moritz :
De l’imitation figurative du Beau
(1786)
Poésies mythologiques des Anciens (1791)
Philippe Sarr