Michel Houellebecq, chirurgien de la littérature
Avec Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires, Michel Houellebecq connaît un vif succès auprès d’un large public. Il est difficile de dire exactement à quoi est dû ce succès. Peut-être parce que cet auteur pose un regard critique sur notre vie contemporaine et quotidienne. Avec lui, de nombreuses nouveautés sont apparues dans la littérature dont nous allons parler ici.
Le souci des détails du quotidien
Si d’autres romanciers avaient déjà eu un souci des détails de la vie quotidienne (comme Balzac), avec Michel Houellebecq nous plongeons dans la quotidienneté la plus plate et la plus sordide. Ainsi, dans Rester vivant et autres textes, l’auteur détaille une conversation sur l’antique Minitel en faisant émerger ce dont on ne prend pas conscience immédiatement, comme par exemple les descriptions des femmes et des hommes, avec le poids, la taille, la couleur des cheveux, etc. Ces détails qui passent inaperçus sont pourtant très révélateurs de notre évolution sociale occidentale. C’est par le biais de ces éléments microsociologiques que l’on peut avoir une radiographie de notre société contemporaine.
Dans tous les romans de Michel Houellebecq, nous retrouvons ce souci du détail apparemment insignifiant au premier abord, et qui pourtant une fois mis en avant donne un éclairage percutant sur la réalité humaine. Dans Plateforme, il en est de même. Le tourisme est ausculté au scalpel et le moindre détail, qui donne tout le sens à une situation sociale, est mis sous les projecteurs de la narration. Avec cet écrivain, la maxime « Dieu est dans les détails » prend tout son sens.
Les mots d’argot
Il pourrait paraître troublant que cet auteur, qui utilise avec autant d’ironie et de précision le langage, se permette d’une manière clairsemée d’employer des mots d’argot crus et même des jurons. Probablement est-ce parce que la nécessité l’exige. Lorsque Michel Houellebecq utilise un mot d’argot dans un texte soutenu, cela fait d’autant mieux ressortir le vocabulaire employé pour parler de tel personnage ou de telle situation. En effet, quoi de plus parlant que de dire que Jacques Prévert est un « con » ? Il est parfois nécessaire d’appeler un chat un chat pour ne pas tomber dans la digression. En ce sens, l’auteur a ici le sens de la formule juste. Il sait interpeller le lecteur en attirant son attention au bon moment. Un propos qui pourrait paraître fade ? Il en rehausse l’expression en utilisant un mot d’argot. C’est là tout le talent de Michel Houellebecq que de briser les conventions d’un langage soutenu qui éviterait toute « vulgarité ». La vulgarité devient ici appropriée pour donner le ton juste à ce qui est exprimé. Et le fait que Jacques Prévert soit un « con » est justifié par un discours argumentatif qui montre la banalité de ce poète.
Le commerce et le monde publicitaire
Michel Houellebecq porte également une attention toute particulière au monde du commerce et de l’industrie publicitaire. Dans cet univers de la compétition, il sait relever les absurdités de la publicité où prime le « toujours plus ». Les entreprises ne savent plus quoi inventer pour mettre en avant leurs produits, ce qui aboutit à des publicités grotesques que l’auteur ne manque pas, au fil de ses ouvrages, de montrer au microscope. Dans la plupart de ses livres, les marques sont ouvertement citées et même commentées. Par la même occasion, il montre les objectifs cachés de ces entreprises avides de faire toujours plus de profits. Le but du romancier est de nous montrer la réalité dissimulée sous un discours mensonger. L’hypocrisie et l’avarice du monde marchand sont passées en revue en nous dévoilant les intentions de ces « honnêtes gens ». La désillusion est caractéristique chez cet écrivain. Toutes les conventions sociales volent en éclats en dépeignant la réalité telle qu’elle est derrière son masque et ses paillettes. Il nous montre le réel sans fard, tel qu’il est dans notre vie quotidienne. En cela, comme les naturalistes, il brosse un tableau complet de la vie de tous les jours. Avec cette différence que les écrivains naturalistes ne vivaient pas dans une société de consommation généralisée comme celle d’aujourd’hui.
Les contradictions de notre époque
Notre post-modernité est l’époque de la technique reine et du commerce généralisé, y compris entre particuliers. Dans ce chaos Michel Houellebecq met le doigt là où ça fait mal, c’est-à-dire sur le libéralisme débridé de notre société. « Tout se vend et tout s’achète », jusqu’aux moindres recoins de notre vie privée. Avec le développement d’Internet tout est mis en vente, même l’information sur notre vie personnelle. Tout devient marchandise potentielle, jusqu’aux humains eux-mêmes. C’est dans ce déchaînement du commerce que l’auteur nous dépeint des personnages qui ne savent plus où ils en sont. Ils errent dans la ville transformée en usine à touristes sans très bien savoir que faire de leur vie. Tout le monde se métamorphose en touriste dans le grand supermarché qu’est devenue la planète. On consomme jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’obésité, jusqu’à être totalement gavés.
Michel Houellebecq découpe au scalpel des tranches de cette quotidienneté devenue absurde par son excès d’abondance. Une fois que tout est consommé ou presque, les hommes s’ennuient jusqu’à sombrer dans la bêtise la plus profonde. C’est de cette bêtise affligeante que l’auteur des Particules élémentaires nous parle en nous plongeant dans un univers de contradictions qui pourtant apparaissent tout de suite aux yeux du lecteur.
Avec La carte et le territoire, nous nous trouvons dans un roman à la troisième personne alors qu’habituellement Michel Houellebecq écrit à la première personne. Sur un ton toujours aussi ironique, il se rapproche toutefois du roman classique en structurant ses chapitres comme un film américain. Pas de grandes innovations, donc, si ce n’est que l’auteur y est toujours aussi caustique et grinçant. Le monde littéraire est par exemple ridiculisé avec Beigbeder au premier plan et son arrivisme tonitruant. Personne n’est épargné par la plume de Houellebecq. La narration participe de la satire la plus incisive qui soit. Même le personnage principal est tourné en dérision dans le fait que Jed n’est pas réellement un artiste et qu’il est cependant encensé par la presse. Ainsi passe-t-il aux rayons X le discours emphatique des critiques d’art qui ne savent pas vraiment ce qu’ils disent, sinon des poncifs académiques n’ayant aucun rapport avec le travail de Jed.
Lanzarote et autres textes
Avec Lanzarote nous sommes plongés dans l’absurdité la plus totale du monde touristique. L’auteur nous dépeint avec une ironie mordante les affres du voyage « organisé » où l’imprévu n’a pas sa place. Les moindres détails du séjour touristique ont été planifiés avec minutie, et tout écart à ces prévisions est une tentative aventureuse. Michel Houellebecq nous brosse un portrait d’individus paumés qui ne savent pas vraiment ce qu’ils font là. Chacun voulait s’évader et aller dans un endroit où il y a du soleil, mais sans avoir prévu que cette escapade d’une semaine ou de quinze jours tournerait à l’abrutissement avec des loisirs débiles que l’on croirait conçus comme une sorte d’ergothérapie dans un hôpital psychiatrique.
D’autre part, dans la suite du livre, il met l’accent sur l’importance de la science-fiction, laquelle a quelque chose à dire alors que la littérature traditionnelle est à bout de souffle et ressasse les mêmes problématiques sans ouvrir son regard sur des possibles non encore réalisés. Ainsi Michel Houellebecq passe-t-il d’un récit contemporain à des spéculations sur le futur de l’espèce humaine. Il ne faut pas oublier que pour cet auteur la science a une grande importance contrairement aux écrivains qui sont de purs littéraires et dont la vue sur le futur est bien souvent très limitée.
Pour finir, nous dirons que Michel Houellebecq pose sur le monde un regard lucide et éclairé qui nous fait prendre conscience des impasses qui se présentent à nous. C’est aux lecteurs d’écouter ce que nous dit ici l’écrivain, pour ne pas tomber dans les mêmes ornières d’une histoire qui se répète.
Serge Muscat