On n’est pas aux pièces
Une comédie en deux actes de Croissa.
Avec, par ordre d’entrée en scène des personnages :
- Le professeur Sourire
- Le professeur Anglais
- Joséphine
- Soucoupe
*
Acte I, scène 1
La scène représente les jardins du laboratoire de Soucoupe. Deux individus s’y promènent en gesticulant.
Le professeur Sourire (agacé) ― C’est honteux !
Le professeur Anglais (de même) ― C’est intoléwrable. Il est devenu crazy, complètement fou.
Le professeur Sourire ― Sans compter qu’il oppose un déni à toutes les certitudes scientifiques élémentaires.
Le professeur Anglais ― Qu’il va à l’encontwre de pwratiquement toutes les lois de le physique.
Joséphine sort de derrière un rosier.
Joséphine ― Une querelle, professeurs ?
Le professeur Sourire ― Non, pas du tout, nous parlions de votre père.
Le professeur Anglais ― Et de son fameuse « machine tempowrelle ».
Joséphine ― Oui, mais vous savez, beaucoup de choses ont été découvertes par hasard. Il arrive parfois que des ignares aient un coup de génie et se mettent à inventer des mécanismes qui fonctionnent.
Le professeur Anglais ― Pas quand ces mécanismes sont fabwriqués avec de vieilles boîtes à chaussuwres !
Acte I, scène 2
Soucoupe ― Bonjour mes amis, je viens de faire une bien belle excursion temporelle.
Les deux autres (en toussant) ― Teuheu, teuheu.
Le professeur Sourire (faussement soucieux) ― Bravo, mon cher Soucoupe, mais vous devez être bien fatigué.
Le professeur Anglais (presque ironique) ― Vous devwriez pwrendwre un peu de wrepos après une telle voyage.
Soucoupe ― Fatigué ? Mais pas du tout. Vous ne comprenez donc pas ? Pourtant je vous ai déjà bien expliqué que le temps est une enfilade de pièces à travers lesquelles nous nous déplaçons, n’est-ce pas ? D’où mon choix d’empiler des boîtes à chaussures, d’ailleurs.
Le professeur Sourire (hypocrite et mielleux) ― Des boîtes à chaussures. C’est vrai.
Le professeur Anglais, de même ― Eh oui, nous sommes tewrriblement dépassés par votwre appawreil…
Soucoupe (bienveillant) ― Mais non, messieurs, mais non.
Le professeur Sourire ― Mais si, mon cher, mais si. Constatez-le vous-même, nous n’arrivons pas à comprendre le moindre rouage logique d’une mécanique aussi simple que la vôtre.
Le professeur Anglais ― C’est pawrce que nous sommes deux pauvwres abwrutis.
Soucoupe (riant et rougissant comme une jeune fille) ― Oh, messieurs, vous me gênez.
Le professeur Sourire ― Et si vous nous expliquiez, une fois de plus, comment cela fonctionne ?
Le professeur Anglais ― Nous pouwrrions nous rappwrocher une peu de votwre lumière, de votwre gwrande science….
Soucoupe ― Oh, ma science ! Je suis passé à côté de tout.
Le professeur Sourire ― Tiens ? Mais pourquoi diable dites-vous cela ?
Soucoupe ― Parce que quand je regarde en arrière, je voudrais… je ne sais pas moi, recommencer ma vie, par exemple.
Le professeur Anglais ― Wrecommencer votwre vie ? Good heavens ! Mais qu’y changewriez-vous ?
Soucoupe ― Tout. Enfin non, je ne sais pas. Je garderais des choses forcément, mais j’en changerais d’autres. Oui, beaucoup d’autres.
Joséphine ― Lesquelles, papa ?
Soucoupe ― Toutes celles qui ont pu faire mal aux autres, Joséphine.
Le professeur Anglais ― Vous étiez conscient de faiwre du mal aux autwres ?
Soucoupe ― Pour certaines choses, non. Mais pour d’autres oui. Ce sont ces choses-là que je changerais.
Le professeur Sourire ― Aviez-vous le choix ? Pouviez-vous faire autre chose en restant vous-même, l’individu Soucoupe ?
Soucoupe ― Oh, on a toujours le choix. On peut toujours préférer le camp du bien.
Le professeur Sourire ― Et si, en fin de compte, ce n’était pas vraiment le bien ?
Soucoupe ― Qu’est-ce que ce serait alors ?
Le professeur Sourire ― Ah ça, je ne sais pas.
Soucoupe ― Et puis aussi, je n’ai pas su rester fidèle à la révolte de ma jeunesse.
Le professeur Anglais ― Ah bon ?
Soucoupe ― Oui. Je crois même être devenu, petit à petit, un défenseur de l’ordre établi.
Le professeur Anglais ― Pouwrquoi auwriez-vous changé à ce point-là ?
Soucoupe ― Par peur, messieurs.
Le professeur Anglais ― Peuwr ? Mais peuwr de quoi ?
Soucoupe ― Peur que les choses changent. Qu’elles redeviennent ce monde terrifiant sur lequel je n’avais aucune prise, et contre lequel je me révoltais.
Le professeur Sourire ― Et aujourd’hui, vous n’en auriez plus peur.
Soucoupe ― Beaucoup moins, messieurs, car la routine calme la peur. Elle fige les jours en une espèce de gelée d’où il nous semble que rien de vraiment dangereux ne puisse sortir.
Le professeur Sourire ― Alors que l’aventure…
Soucoupe ― L’aventure contient surtout l’inconfort et l’insécurité. Heureusement, j’ai construit ma machine.
Joséphine ― Que fais-tu avec cette machine, papa ?
Soucoupe ― Je corrige, Joséphine. Je corrige tout ce qui peut être corrigé.
Joséphine ― Que corriges-tu ?
Soucoupe ― Eh bien, par exemple, mes pertes d’enthousiasme, mes éteignoirs… Mes lectures.
Le professeur Anglais ― My dear, je ne compwrends vwraiment pas pouwrquoi vous avez envie de wrecommencer votwre vie, but moi, je sais que je veux absolument connaitwre la pwrocession qui anime votwre incwroyable machine tempowrelle.
Soucoupe ― Ah ça, messieurs, avec plaisir. Pour le procédé, rien de plus simple. Tenez, rien qu’aujourd’hui par exemple, j’ai encore perdu beaucoup de temps grâce à ma machine.
Le professeur Sourire ― Perdu du temps ?
Soucoupe ― Eh oui, c’est une machine à perdre du temps.
Le professeur Anglais ― Mais il n’y a wrien de plus facile que de pewrdre du temps.
Le professeur Sourire ― Oui. Ce qu’il faut, c’est gagner du temps.
Soucoupe (surpris) ― Ah bon ? Vous croyez ?
Acte II
La scène représente l’intérieur de la bibliothèque du castel Soucoupe. Joséphine et le professeur Anglais sont face à face, silencieux. Tous deux ont terriblement vieilli. Joséphine est voûtée et s’appuie pesamment sur une canne. Le professeur Anglais a le crâne dégarni et porte une grande barbe blanche. Le professeur Sourire est mort. Entre Soucoupe, étonnamment jeune et frais.
Soucoupe ― Bonjour, mes amis !
Joséphine ― Bonjour, papa.
Le professeur Anglais ― Vous savez que tout ceci n’est absolument pas nowrmal, my dear, vous devwriez êtwre aussi âgé que nous.
Soucoupe ― Oui, mais j’ai perdu du temps.
RIDEAU
*
Et vous, que pensez-vous de cette pièce ?
Avez-vous compris les explications de Soucoupe ?
Connaissez-vous d’autres appareils fabriqués avec des boîtes à chaussures ?
Et où est donc passé notre éminent critique Jules Cuit ?
Nous attendons vos opinions tranchées en commentaires !