Le reflet du monde ?

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Depuis l’invention de la photographie, on se pose la question de savoir si les images représentent le réel tel qu’il est vraiment, ou si ce n’est pas une illusion sur ce réel. Aussi, nous allons voir ici que le réel ne fréquente pas la photographie et que les images ne sont que pures illusions.

Pour Serge Tisseron, « la réflexion sur la photographie est constamment menacée par deux pièges. Le premier consiste à croire que la photographie est un pur reflet du monde. […] Elle ne serait donc pas un art. Le second, à l’inverse, consiste à penser toute photographie comme un ensemble de signes porteurs de signification (1). »
La controverse a beaucoup évolué. Aux débuts de la photographie, cette dernière était un reflet du monde car on ne se posait pas encore les problèmes théoriques qui sont venus par la suite. Avec son développement artistique, celle-ci est devenue progressivement un point de vue d’un artiste, une manière de signifier quelque chose. La subjectivité du photographe a donc pris une part de plus en plus importante. Nous pouvons même dire que de nos jours la subjectivité a pris toute la place de la photographie. Celle-ci n’est plus qu’un regard d’artiste et ne restitue en rien un regard « objectif » de la réalité, y compris dans la photo de reportage. Il n’y a en fait pas de neutralité de l’objectif comme certains auraient pu le penser. Photographier, c’est déjà faire le choix d’un sujet, d’un cadrage, d’une lumière, etc. Il y a une intentionnalité derrière l’appareil photo. L’objectivité ne peut donc pas exister. Le réel brut ne se donne pas à voir derrière un objectif. Appuyer sur le déclencheur, c’est faire un acte volontaire, en regardant d’une certaine manière le monde qui nous entoure. Et la réalité n’a que peu de place dans cette affaire. Comme l’écrit Roland Barthes, « devant les clients d’un café, quelqu’un […] dit : Regardez comme ils sont ternes ; de nos jours, les images sont plus vivantes que les gens. »
Voilà une indication qui nous met sur la piste selon laquelle la photographie ne reproduit pas le réel. Serge Tisseron nous dit encore que « la photographie ne capte […] que la surface opaque des objets. C’est pourquoi elle est prise dans la même illusion que le regard lui-même. […] Croyant photographier le monde, ce n’est que cette croûte que nous photographions. »

À propos du réel, Walter Benjamin note chez Eugène Atget que ce dernier était « un comédien qui, rebuté par son métier, renonça au masque et en vint alors à démaquiller également le réel. De fait Atget démaquille le réel parce qu’il fait tomber tous les fards de l’esthétisme et du pictorialisme. Mais aussi et surtout parce qu’il le fait sortir de l’espace langagier du théâtre. Impossible d’imaginer un seul instant une bande-son des images d’Atget (2). »
Vouloir se rapprocher du réel est donc une tentative vaine. Comme la peinture ne reproduit pas le visible mais rend visible ce qui nous est caché, la photographie de donne pas à voir le réel mais révèle une autre réalité que celle de la perception brute, laquelle n’a du reste rien d’universel mais est liée à une culture, à un apprentissage du regard. La vision est culturelle, comme le photographe apprend à exercer son regard avec une certaine culture.
Pour Walter Benjamin, la spécificité de la photographie réside dans ce que celle-ci capte l’aura de ce qui nous entoure. Ainsi écrit-il : « Qu’est-ce à vrai dire que l’aura ? Un étrange tissu d’espace et de temps : l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il. Parcourir du regard, un calme après-midi d’été, une chaîne de montagnes à l’horizon ou une branche qui projette son ombre sur celui qui contemple, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure prenne part à leur apparition. »
La photographie produit cette aura du monde, plus qu’elle n’est le reflet fidèle du monde. Sur une image photographique, tout semble toujours un peu déréalisé, comme si nous accédions à autre chose, à une réalité que l’œil ne perçoit pas dans la perception directe. Ainsi les images d’Atget paraissent-elles vides de vie, dans des décors presque surnaturels où l’homme ne semble pas avoir sa place. Ce sont presque toujours des rues désertes, des entrepôts désaffectés, des paysages urbains où ne règne aucune présence humaine. Atget nous montre une autre face du réel, avec toujours ce regard mélancolique d’un monde en train de disparaître. Comme l’écrit Walter Benjamin, Atget « recherchait ce qui avait disparu et ce qui était rejeté. Aussi, de telles images prennent-elles le contre-pied de la connotation exotique, fastueuse, romantique attachée aux noms des villes ; elles aspirent l’aura du réel comme l’eau d’un bateau qui coule ».

Plus que vides, les images d’Atget sont « sans âme ». Walter Benjamin relève ici que ces photographies préparent la venue du surréalisme. Comme il le dit, cette photographie « laisse le champ libre pour porter un regard politique éclairé, affranchi de toute intimité en faveur de l’élucidation du détail. » Par ailleurs, « la nature qui parle à l’appareil photographique diffère de celle qui s’adresse à l’œil ; elle est autre, avant tout parce qu’au lieu d’un espace consciemment élaboré par des hommes, c’est un champ tramé par l’inconscient. »

En effet, ce n’est pas le réel que l’on voit sur une photographie ; mais plutôt notre propre inconscient qui se reflète sur l’image vue. La photographie a cette propriété caractéristique de rendre l’inconscient du regardeur poreux. Et ce que l’on voit dans une image est notre propre représentation inconsciente du monde. Aussi est-ce pour cela que chaque personne verra dans une même image quelque chose de différent, étant donné que chaque vécu est singulier. En ce sens, la photographie propose à chacun un arrangement personnel avec lui-même, sans que le « réel » prenne pleinement part à cette opération. Le réel, c’est en fait ce qui n’est jamais vu.


1 Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire, Photographie et inconscient, Paris, Ed. Les Belles Lettres, 1996, p.17.
2 Alain Buisine, Eugène Atget ou la mélancolie en photographie, Ed. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994, p.133.


Serge Muscat

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