Aragon, l’insomnie d’aimer
Comment parler d’Aragon sans être directement interpellé au plus profond de nous-mêmes ? Laissant délibérément de côté son engagement politique, nous plongerons dans La Mise à mort un regard profond. Comment pourrait-il en être autrement ? Profondeur du miroir ; thème depuis longtemps abordé par bon nombre d’écrivains et d’artistes en général et qui conserve encore toute sa fraîcheur d’actualité depuis la littérature et la peinture en passant par la psychanalyse et l’autoréférence en mathématiques. Lettre d’amour aussi, comme le dit lui-même Aragon. « Une longue, une interminable lettre d’amour... » Vision déchirée du réel auquel on ne peut se soustraire. Car « le monde réel, vous avez beau le tourner dans tous les sens, c’est encore le monde réel ».
Ouvrage foisonnant que celui de La Mise à mort. Kaléidoscope de l’écriture au travers duquel Aragon nous parle de « l’insomnie d’aimer ». Un instant d’admiration devant le génie et la sensibilité de l’écrivain et du poète. Écoutons ce bref passage révélateur de l’amour qu’il porte à sa femme au travers de ce roman : « Qui aime vraiment d’amour est humilié devant la femme, comme le sont devant leur Dieu ceux qui ont inventé l’amour divin. Qui aime vraiment d’amour, de cet amour qui n’est à la merci ni du temps, ni de l’absence, il mesure sans cesse à l’éclat de la femme son obscurité, sa grossièreté de corps et d’âme, car aimer c’est être blessé par ce qu’on aime, avec une singulière ivresse de l’être sans doute, mais blessé comme est l’infirme par la force, comme l’aveugle d’entendre parler de la lumière, aimer c’est éprouver sa hideur devant la beauté, ses limites devant l’illimité. ».
Écriture brouillée, dans laquelle l’auteur soulève une question restée jusqu’alors sans réponse : qu’est-ce que l’amour ? Est-elle capable, la psychanalyse, de répondre avec pertinence à cette question restée jusqu’alors sans réponse ? Je ne le pense guère.
Aragon, donc... Mise à mort d’une facette de « l’homme dédoublé, dé-triplé » dans lequel « il n’y a pas d’incarnation du Bien qui ne contienne un certain pourcentage de Mal, et réciproquement ». Dualité, multiplicité de l’être baigné dans un torrent de symboles disparates qui s’affrontent sous le ciel des contradictions.
La production abondante et foisonnante d’Aragon témoigne du « trou noir » que constitue la littérature. Gouffre dans lequel est aspiré l’homme qui pour la toute première fois prend un stylo pour tenter d’exprimer l’indicible. Et c’est avec ce dévouement et cette fidélité exemplaires envers sa femme que l’auteur de La Mise à mort fait de la littérature un art supérieur tout autant qu’un catalyseur propre à déclencher « l’action ». Virulence et délicatesse de cet homme qui au travers du personnage de Fougère écrit une lettre d’amour interminable à sa femme. Comment ne pas être pris d’admiration et d’émotion devant la profondeur et cette confiance fidèle qu’Aragon porte à l’égard de son épouse ?
De ce fait, le couple Aragon/Elsa est devenu le mythe de l’amour idéal, dans la lignée de la morale chrétienne. Mais l’amour vrai doit-il s’encombrer de la morale chrétienne ? Aimer d’amour est peut-être plus le fait d’être lié par un désir inépuisable à l’être aimé plutôt que de s’accrocher à la béquille de toute morale. La morale procède par la censure — comme l’a montré Freud (1). L’amour procède par « la liberté de se confier », dans la tiédeur d’une confiance réciproque et complice entre deux êtres sans l’intermédiaire d’un tiers quelconque servant de confesseur.
La Mise à mort est aussi « un univers privé d’un sens global (2), [où] tous les événements sont d’une égale importance. [Car] aucune structure de signification n’est assez puissante pour pouvoir réunir tous les fragments de sens en un seul système ». Ouvrage déroutant par les niveaux multiples de narration où les situations et les réflexions des personnages s’enchaînent de manière presque chaotique et non de façon linéaire. Il ne me semble pas qu’au travers de son écriture, Aragon prétende au réalisme. Loin de moi, même, cette idée. Aragon en parle dans La Mise à mort lorsque Michel dit : « (...) on écrit les faits comme on les voit, puis ils changent de sens ; avec le commentaire de ce qui suit, la vérité devient impubliable, c’est une des grandes servitudes, une des grandes difficultés du réalisme, c’est où on touche ses limites (...) le sort du réalisme, c’est toujours qu’on y pratique des coupes... ». Comment pourrait-il en être autrement ? Écrire, c’est choisir et donc dénaturer, amputer ce qui est, ce qui est que l’on voudrait exprimer, toujours dans une tentative inachevée.
Tout au long du roman, nous assistons à la problématique de l’accumulation d’une multitude de personnalités dans un seul être. Je suis « ils » et ils sont « je ». Philippe Sollers (3), parmi d’autres auteurs, soulève la question lorsqu’il parle d’Artaud. Comment pourrions-nous être nous-mêmes, « puisque nous ne sommes pas, comme aurait dit Artaud, sortis en nous ? Puisque ce dont il s’agit, c’est d’abord, encore et toujours, de notre différence, de notre non-appartenance à nous-mêmes, autrement dit aussi bien de notre aliénation sociale que de notre liaison sans cesse méconnue à l’inconscient » ?
Que veulent donc dire les termes de « personnage » et de « personnalité » dans la multiplicité que nous propose Aragon dans La Mise à mort ? À peine pourrions-nous tuer un reflet de nous-même que déjà mille autres en surgiraient. L’unité n’existe pas. Elle n’est qu’un concept commode pour aborder le pluriel et entrevoir le nombre deux — et plus, en procédant à l’addition de un plus un. Juxtaposition perpétuelle que nous voudrions voir se transformer en une unité. De ce fait, toute tentative d’une approche structurale de l’analyse de la personnalité d’un personnage reste une démarche partielle procédant par l’analyse de petites unités significatives, mais qui ne nous aident en rien à la compréhension de la globalité.
La Mise à mort est aussi l’écho des difficultés rencontrées dans la communication. Car écrire, n’est-ce pas communiquer ? Et dans cette communication, qu’elle soit amoureuse ou non, ne puisons-nous pas notre identité à partir d’autrui ? À ce propos, écoutons un bref passage extrait de La nouvelle communication (4) qui pose la problématique de l’écrivain et de ses pathologies liées à l’incompréhension de son génie (la quête de l’infini) dans l’environnement social. Ce passage traite des difficultés rencontrées dans la communication entre parents et enfants : « Quand ces enfants percevaient la colère et l’hostilité d’un des parents, comme ils le faisaient à de multiples occasions, le parent niait immédiatement s’être fâché et insistait pour que l’enfant le niât aussi, de sorte que l’enfant était confronté à ce dilemme : fallait-il croire le parent ou ses propres sens ? S’il croyait à sa perception, il gardait un ferme contrôle de la réalité ; s’il croyait le parent, il maintenait une relation dont il avait besoin, mais tronquait sa perception de la réalité. ».
Voilà un type de situation qui mène progressivement à la folie ; processus analysé avec pertinence par Laing (5) et qui nous fait percevoir la difficulté d’être à nous-même face à autrui et de façon plus générale dans le social. Car dans beaucoup de situations, être soi tout en étant sociable revient à se conformer à l’image reflétée par autrui afin de ne pas provoquer des troubles dans la communication. Situation délicate, car celui qui désire être tel qu’il est au fond de lui-même risque parfois de produire des frictions dans la communication avec autrui, surtout dans le cas d’une communication entre individus totalement différents. Et peut-être est-ce à ce moment-là que l’écriture devient réparatrice et salvatrice pour celui qui désire exprimer sa personnalité profonde et multiple. Et n’est-ce pas là un point que nous retrouvons dans La Mise à mort, au fil des discussions entre les différents personnages ? Descendre au fond de soi pour tenter de se trouver : voilà ce qu’est peut-être l’acte d’écrire. Il ne me semble pas, comme le pense Sartre, que c’est « en choisissant son lecteur que l’écrivain décide de son sujet ». Accepter cette considération, c’est entrer dans le même processus d’aliénation décrit plus haut où, dans un cas comme dans l’autre, l’individu se trouve placé sur la voie du conflit dont la résolution est impossible, même avec l’aide des compromis. Il serait d’ailleurs utile de remarquer que bon nombre d’écrivains de génie se sont trouvés bien souvent dans des situations où il était difficile pour eux de se faire pleinement comprendre dans le processus de communication traditionnel tel qu’il s’élabore au quotidien. Écrire, c’est atteindre une autre parole enfouie au fond de nous-même, sans subir les contraintes d’un interlocuteur « déficient ».
1 S. Freud, « État amoureux et hypnose » in Essais de psychanalyse, 1927.
2 R. Barthes, L. Bersani, P. Hamon, M. Riffaterre, I. Watt, Littérature et réalité, Éd. du Seuil, 1982.
3 P. Sollers, L’écriture et l’expérience des limites, Éd. du Seuil, 1968.
4 G. Bateson, R. Birdwhistell, E. Goffman, E. T. Hall, D. Jackson, A. Scheflen, S. Sigman, P. Watzlawick, La nouvelle communication, Éd. du Seuil, 1981.
5 R. D. Laing, Soi et les autres, Éd. Gallimard, 1971.
Serge Muscat