Chapitre 16 : Le dernier voyage
Des ténèbres crevées de songes sinistres. Des paysages désolés. La solitude et le froid. L’obscurité glacée. Et superposée au visage ricanant de Maldoror, plus forte que tout, l’idée qu’il en aura bientôt fini avec son absurde existence, que sa vengeance soit assouvie ou non. Serphar se réveille comme étourdi, arraché à un voyage cauchemardesque fait du flot de ses souvenirs.
Il est couché sur un lit, dans une chambre qu’il ne connaît pas. Il se lève doucement, encore hébété, et se dirige vers l’unique fenêtre de la pièce. Son cadre en bois sombre est complètement vermoulu ; quant à la vitre, la crasse qui s’y est accumulée depuis des mois l’oblige à la frotter du bout de sa manche pour voir l’extérieur. Il fait jour mais la lumière est faible, tamisée par des effilochages de nuages gris. La chambre surplombe une petite cour. Il distingue une table et trois chaises adossées à des arbustes. Un chien efflanqué, endormi, est attaché à l’un des pieds de la table. Il se retourne et observe la chambre. Une commode et un miroir constituent le seul mobilier de la pièce poussiéreuse. Le miroir. Il y contemple son visage ravagé par la colère et les angoisses des semaines passées : il semble avoir vieilli de plusieurs années, sans compter hématomes et coupures qui parsèment son cou et ses bras. Combien de temps s’est écoulé depuis son arrivée dans ce village, à l’orée duquel un homme crucifié l’avait appelé à l’aide ? Il n’en sait rien, pas plus qu’il ne se rappelle ce qui est arrivé au-delà du désert, alors que le pilier aux crânes lui faisait face près d’une cité maudite et sans fin.
Des pas se font entendre derrière la porte, secouant ses pensées confuses. Serphar revient à lui et se prépare à un possible affrontement. Ses fidèles lames recourbées ont disparu. Il ne lui reste que son pantalon et sa chemise. Ses mains se crispent, elles feront l’affaire pour répandre la mort une nouvelle fois. Est-il quelque part à proximité de cette cité de pierre noire, des sbires de Maldoror le séquestrent-ils en vue d’un exemplaire châtiment ? On tourne la poignée de la porte : s’il doit mourir ici, il ne sera pas le seul. Serphar s’apprête à bondir sur son assaillant mais ses velléités meurtrières prennent vite fin. Une jeune femme aux longs cheveux noirs et aux yeux bleus profonds lui sourit. Vêtue d’une longue robe blanche, elle porte au-dessus de son ventre rebondi une bassine d’eau claire dans laquelle flotte une éponge.
— Ah, vous êtes enfin réveillé ! Vous vous sentez mieux ?
— Oui… Mais où suis-je ?
— Chez nous, quelle question ! Je vais nettoyer vos plaies. Après je vous monterai quelque chose à manger, vous avez dormi deux jours entiers, vous devez être mort de faim !
— Que s’est-il passé ?
— Mon mari vous a ramené. Il vous a trouvé allongé dans les bois, vous étiez dans un triste état. Je me suis occupée de vous au mieux, ça n’a pas été facile avec votre fièvre… Votre sommeil était si agité !
La jeune femme s’assoit au bord du lit et lui fait signe de l’imiter ; après quoi elle trempe l’éponge dans la bassine et la passe délicatement sur les croûtes de sang qui recouvrent sa peau. Serphar garde le silence, essayant de donner du sens à ce qu’il vient d’apprendre.
— J’étais inconscient dans les bois, vous dites, où exactement ? Je ne me souviens que de ce désert, je dois absolument y retourner…
— Ce devait être un rêve, il n’y a aucun désert par-ici. Vous êtes encore sous le choc, on vous a peut-être agressé, ces bois ne sont pas sûrs la nuit… Tout ce que je sais, c’est que mon mari vous a trouvé sur un sentier et conduit chez nous pour que je vous soigne. Je suis infirmière, lui est bûcheron. Je n’ai pas grand-chose à faire en ce moment à part attendre l’arrivée du bébé, vous pouvez rester encore quelques jours si vous voulez.
— Un sentier… Oui, je suivais un sentier dans la nuit, mais il n’y avait aucune forêt. Il doit y avoir une explication, je vais partir…
— Il faut vous ménager, vous êtes trop faibles pour vous en aller maintenant. Je pense que votre esprit vous a joué des tours. Vous savez, les hallucinations sont fréquentes chez les personnes atteintes de fatigue extrême. Je sais de quoi je parle, croyez-moi.
— La ville ! Avant le désert, il y avait une ville, avec un grand parc, et cette grille en fer forgé…
— La ville la plus proche est à une trentaine de kilomètres au nord, mais je ne sais pas si c’est celle que vous cherchez. Je ne vous conseille pas d’y aller en ce moment, j’ai entendu dire que quelqu’un a été tué là-bas, un vieux monsieur poignardé par un fou qui aurait pris la fuite…
— Je dois vraiment partir, c’est très important.
Serphar se relève, marche en direction de la porte mais titube au bout de quelques pas, la jeune femme le retient par l’épaule pour l’empêcher de tomber.
— Vous n’êtes pas en état, vous voyez bien. Soyez raisonnable, d’accord ?
— Je crois que vous avez raison.
— J’aime mieux ça. Au fait, je m’appelle Adèle. Et vous ?
— Je… je ne me rappelle plus, élude-t-il.
— Si on allait faire un tour, qu’en dites-vous ?
Alors qu’il suit la jeune femme qui traverse le couloir et descend lentement les marches raides, une étrange sensation de déjà-vu s’empare de Serphar. Il a l’impression de reconnaître ces murs enduits de crépi sale, cet escalier abrupt, cette cour où dort un vieux chien, cette femme longiligne qui attend un enfant…
Le rez-de-chaussée, rudimentaire, n’est constitué que d’une seule grande pièce faisant office de cuisine et de salon. Tout est en bois, et la décoration quasi absente ; il n’y a ni tableaux ni tapis, pas de portraits encadrés ni de bibelots sur les rares étagères, les murs sont sombres et l’atmosphère pesante. La maison paraît abandonnée. Un étrange drap blanc, comme un linceul, recouvre une grande forme poussée contre un mur qui semble être un canapé. Le peu de meubles présents sont tous nappés d’une épaisse couche de poussière et les pâles arabesques de toiles d’araignée se superposent dans chaque angle.
La porte est déjà ouverte : ils l’empruntent et arrivent dans la petite cour, où Adèle lui suggère de s’installer à l’une des chaises entourant la table de jardin. Elle retourne à l’intérieur, le laissant se faire à ce paysage. Il n’y a que de maigres buissons, une grange délabrée sur sa droite au bout d’un chemin boueux, et partout des arbres imposants qui enserrent la petite propriété en dégageant une désagréable odeur de soufre. Attaché à l’extrémité de sa chaîne fixée au pied de la table, le chien famélique vient tout juste de se réveiller. Il s’étire mollement et pousse un jappement semblable à une longue plainte : Serphar, qui ne l’avait pas vu jusque-là, baisse les yeux vers l’animal qui aussitôt le répugne. On dirait une créature difforme n’appartenant à aucune espèce connue : son pelage brun foncé, comme brûlé, est aussi repoussant que ses pattes tordues, son cou boursouflé et ses orbites si enfoncées sous les replis de peau qu’il paraît ne pas avoir d’yeux.
— Et voilà, deux thés glacés et des gâteaux secs ! dit Adèle en déposant un plateau sur la table.
— Pardonnez-moi mais votre animal…
— Il est mignon, n’est-ce pas ? C’est un pur race. On l’aime beaucoup.
— Vous ne trouvez pas qu’il est un peu… bizarre ? Il est né comme ça ?
— Bien entendu ! Je l’adore, il est si gentil et affectueux. Vous aussi vous l’apprécierez, une fois que vous aurez passé du temps avec nous.
Serphar regarde longuement Adèle sans rien dire. Au bout de quelques secondes, sa beauté lui paraît s’affadir, son regard devenir vide et son sourire se figer en un sinistre rictus. Ce regard vide, il le connaît — Marc le connaissait même très bien. Il pense à partir, à quitter cet endroit sur-le-champ, bien qu’il ne voie tout autour que de grands arbres noirs à perte de vue. Le regard de Serphar se pose alors sur leur collation : les deux verres ébréchés sont désormais remplis d’une substance poisseuse identique à du pétrole, émaillée de débris ressemblant à des chairs putréfiées, avec à proximité des amas dégoûtants de cafards calcinés et luisants. De frayeur Serphar se redresse, sa chaise tombe à la renverse.
— Que vous arrive-t-il ? Thé et gâteaux secs, vous n’aimez pas ?
— Vous vous moquez de moi ?
— Vous êtes fatigué apparemment, j’aurais dû vous laisser dormir. Mais vous comprenez, je me sens si seule dans cette maison, j’avais tellement envie d’un peu de compagnie…
— Cet endroit n’est pas normal… Dites-moi où nous sommes à la fin !
— Allons, reprenez vos esprits, mon mari vous a ramené chez nous, je vous l’ai déjà dit… Faites-moi confiance, vous n’avez rien à craindre.
— Regardez donc ces verres, vous voyez bien ! Cette matière dégoûtante ! Et ces insectes…
— Je ne vois rien de tout cela. Ce doit être encore une de vos hallucinations.
— Je ne devrais pas être ici, je suis en train de devenir fou…
— Mais non, tout va bien, lui répond la jeune femme avec un grand sourire. Tu es au bon endroit, mon pauvre Serphar.
Un grondement rauque, un hurlement d’homme ou d’animal, s’élève brusquement des bois. Au même instant, une énergie malsaine sort de la maison sous la forme d’une fumée noire et diffuse : la brume sombre se glisse sous la porte, dans les vermoulures du bois et les failles de la toiture, fond sur la terre et les buissons, la table et le chien difforme, les recouvre tous deux et se répand plus loin encore, pour irradier et flétrir tout ce qu’elle ensevelira.
Serphar, stupéfait, fixe la jeune femme qui lui sourit toujours : pour la première fois depuis longtemps, depuis toujours peut-être, un immense sentiment de vulnérabilité l’envahit.
Cyril Calvo