Chapitre 15 : Ville fantôme
Après des semaines d’errance et de marche, agrémentées de rencontres aussi impromptues que violentes lui donnant l’occasion de parfaire son art de la souffrance, Serphar approche enfin de l’endroit qu’il a tant recherché. Un village à l’écart du monde, encaissé dans une vallée basse et sèche retirée de tout axe de circulation. L’accès au lieu est difficile, d’autant qu’aucune des cartes modernes qu’il a pu consulter n’en fait mention. Pour arriver jusque-là, il a dû montrer à bien des gens le bout de carte jauni récupéré sur le seuil de la maison familiale, et tous lui ont répondu la même chose : cette ville n’existe plus. Une ville fantôme, disparue il y a plus d’un siècle, pour des raisons fluctuant selon l’interlocuteur — éboulement, pluies diluviennes, épidémie ou catastrophe inconnue. Et si l’on a pu le renseigner sur l’endroit où elle se situait jadis, personne n’a su lui dire quel était son nom.
Les maisons sont debout pourtant en cette fin d’après-midi, il entend du bruit et perçoit nettement le va-et-vient des passants au fur et à mesure qu’il avance vers le village. Ce qu’on lui a raconté n’a pas d’importance : seul compte ce qu’il va trouver ici. Maldoror. Et les réponses qu’il attend de lui. Il en a assez de haïr, de tuer, de massacrer quiconque se dresse sur sa route. Il veut que tout s’arrête, même si cela implique une douleur terrible. En entrant dans le village, il plonge la main dans la poche de son pantalon et en ressort le morceau de carte maculé de sang : il serre le poing et broie le bout de papier, qu’il jette au sol un sourire satisfait aux lèvres.
En apparence, la bourgade est on ne peut plus ordinaire. Les habitants vaquent à leurs occupations sans faire attention à cet étranger arborant une drôle d’allure. Il va sans dire que Serphar détonne au milieu de la petite foule, tous vêtus selon des usages d’un autre temps. La rue principale n’est pas faite de bitume mais d’une terre battue poussiéreuse, encadrée de bâtiments aux architectures anciennes construits à l’aide de pierre brune ou noire. Il entend des bruits de sabots et voit passer une calèche par une rue transversale. Le démon s’avance et inspecte les lieux, scrute le moindre recoin, le moindre visage, tout ce qui serait susceptible de lui fournir un indice. Maldoror a sûrement laissé son empreinte quelque part. Il le sait, son bourreau veut que leur rencontre ait lieu. Mais cet instinct irrépressible qui le pousse ne va-t-il pas le conduire à sa perte ? Cette carte était un appel, un piège peut-être ; seulement la raison ne le guide plus depuis longtemps et le danger ne l’effraie pas. Quoi qu’il se passe, il est trop tard maintenant pour faire demi-tour.
Nul ne paraît choqué par son teint blafard et ses yeux vitreux, et c’est comme un spectre que Serphar quitte la rue principale pour se glisser dans les venelles perpendiculaires, longer les ruelles désertes et examiner les édifices austères. Ses efforts ne lui apprennent cependant rien : il finit par se perdre dans des impasses, des chemins barrés de hauts murs, des artères courbes et toujours plus étroites. Il enjambe des murets, se faufile derrière des palissades, sans jamais croiser personne, et peu à peu le décor qui l’entoure se modifie : la terre battue est remplacée par des pavés, les grossières constructions en pierre s’affinent, les quelques lampes à huile accrochées aux façades disparaissent, réverbères et trottoirs font leur apparition, puis des rues goudronnées et des structures de béton et de verre. Est-ce un délire ou un rêve ? Serphar est dans une ville bien différente de l’endroit où il avait mis les pieds. Son regard soudain se fixe sur les grilles menaçantes d’un parc. Il le reconnaît. C’est l’exacte réplique du parc qui se trouvait près de chez lui, dans sa vie révolue, où pour son plus grand malheur il a fait la connaissance de Maldoror.
La nuit commence à tomber et un vent glacial siffle entre les branches des arbres nus. L’arche en fer forgé est la même que dans ses souvenirs. Cela ne peut pas être une coïncidence. Il le sait. Maldoror n’est pas loin. La pestilence gagne la peau de Serphar, en réponse à la colère qui l’envahit. Revoir cet endroit lui fait perdre la raison et ses mains sont prêtes pour la mort. Il se précipite dans le parc, reproduit sans s’en rendre compte la course de Marc ce soir funeste, guette les bancs, les arbres, aperçoit des ombres furtives dont il se détourne, ses yeux s’écarquillent, son visage est parsemé d’ecchymoses violacées, quelque chose doit se passer, il en est sûr, il court en tous sens mais rien ne se produit, personne ne se montre, sa respiration devient saccadée et ses muscles le brûlent. Serphar s’allonge sur l’herbe pour reprendre son souffle, essayer d’y voir clair. Le regard affolé, il continue de considérer les lieux mais la logique lui fait défaut : sa rage aveuglante l’a plongé dans une sorte de transe hallucinatoire, sa vision se gâte et son environnement n’est plus qu’un amalgame de couleurs sombres et de bruits stridents. Là ! Là ! Cette silhouette vêtue de blanc : c’est Maldoror ! Quelqu’un s’en approche, un jeune homme qui est en train de rire. Il ne doit surtout pas lui parler : Serphar se lève d’un bond et se jette sur les deux individus côte à côte.
Il n’a pas le temps d’empêcher leur rencontre qu’une brûlure lui déchire la poitrine ; il baisse la tête et voit une lame noire enfoncée dans son torse. Le jeune homme a disparu : en face, il n’y a plus que la silhouette vêtue de blanc. Ce n’est pas Maldoror mais un vieillard paralysé par la peur. Il le fixe et dit quelques mots dans une langue ancienne qu’il ne comprend pas. Serphar arrache le couteau de sa poitrine, de la plaie s’écoule le sang à gros bouillons noirs. Sa main se tend brusquement et la lame s’enfonce jusqu’à la garde dans le crâne du vieillard. Le craquement exquis des os résonne à ses oreilles comme une mélodie sublime ; le vieil homme s’effondre pareil à une poupée de chiffon. Des cris dans son dos. Des gens qui appellent à l’aide. Serphar cherche à s’enfuir mais il a du mal à marcher, il porte la main à la plaie de sa poitrine pour atténuer l’écoulement du sang. Il ne peut pas revenir en arrière, entend les sirènes de la police, continue vers l’autre côté du parc, où les arbres sont plus denses et la nuit plus profonde.
Dans le ciel d’encre la lune lui paraît étrangement tordue et lointaine. Tout ce qui faisait le parc, la végétation, la pelouse et les bancs, a désormais disparu. Il traverse un paysage désolé, désertique, suit un sentier escarpé qu’il marque de son sang. Parmi les ténèbres environnantes il croit discerner des créatures étranges et furtives, qui rôdent et le traquent, laissent traîner dans la terre et le sable les empreintes de leurs pattes difformes. Il n’y a rien à l’horizon, pas une lumière vers laquelle se diriger, rien d’autre que ce plateau inhospitalier à perte de vue. La blessure de sa poitrine s’évase, sa peau se déchire, Serphar pose un genou à terre, la terreur de mourir dans cet endroit le saisit. Il entend en pensée une voix familière, la même que lorsqu’il approchait de la ferme de ses parents :
« Tu es arrivé là où il voulait que tu sois. C’est dans ces ténèbres entre les mondes, dans cette obscurité séparant les dimensions, que ta quête va s’achever. Mais tu dois aller au bout du chemin pour obtenir les réponses que tu attends. »
Serphar se relève tant bien que mal. Il se remet en marche, en essayant de ne pas attirer l’attention des créatures qu’il devine dans l’ombre, persévère le long du sentier interminable que plus rien n’entoure à présent. Dans cette désolation de nuit perpétuelle, de cauchemardesques visions se dessinent, des griffes ou des serres agrippent ses jambes, raclent ses omoplates, comme si les créatures voulaient l’empêcher d’aller plus loin. Une force invisible les repousse et permet à Serphar de continuer. Plus il avance, plus il sent l’aura de son bourreau. Il sait ce qui l’attend, mais sa détermination est plus forte que jamais — il ne peut pas se permettre d’échouer ou de lâcher prise. Durant des heures, il arpente le sentier aride. Le décor ne change pas et le temps semble s’être arrêté. Pour la première fois, il sent tournoyer un vent puissant autour de lui et s’immobilise. Il ferme les yeux. Il n’a pas peur. Il voudrait simplement que tout se termine.
Quand il les rouvre, un prodigieux spectacle est déployé devant lui. Une citée cyclopéenne est sortie de l’obscurité. Elle s’étend à une trentaine de mètres à peine, immense et indestructible, hérissée de remparts et de postes de guet où brillent d’intenses lueurs semblables à des yeux. Une imposante tour noire s’élève au cœur de la cité, si haute qu’elle perce les amples brumes d’argent qui nappent le ciel enténébré. Des nuées de volatiles piailleurs et inconnus, comme des buses ou des vautours décharnés, voltigent autour du lugubre donjon. gardiens répugnants de l’édifice taillé dans une pierre sombre et maudite.
Serphar devrait avancer vers la cité gigantesque mais il n’en a plus la force. Il fait quelques pas puis s’écroule, la main accolée à la plaie brune de sa poitrine. Sur le flanc, il tourne la tête en direction du désert et voit un pilier planté dans le sol tout près de là, une large colonne haute de dix mètres au moins, sur laquelle est suspendue une multitude de colifichets bizarres. Il se concentre sur les formes et comprend dans un frisson que les offrandes en question, destinées peut-être à un dieu macabre et fou, ne sont pas des parures mais des têtes humaines, des centaines de crânes réduits et déformés, suspendus à leurs cheveux blanchis, aux orbites béantes dans lesquelles se terrent des insectes grouillants.
Sa vue se trouble et son pouls ralentit, Serphar redresse légèrement la tête et ferme doucement les paupières, se laisse envelopper par la nuit d’un sommeil profond.
Cyril Calvo