Chapitre 14 : À l’origine

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Serphar longe le sentier escarpé hérissé de ronces et de cailloux, plus inhospitalier encore que dans ses lointains souvenirs, qui mène à la ferme de son enfance. La masse plus claire de l’habitation se détache dans la nuit, cernée de part et d’autre par le sombre bois qui s’étend sur des kilomètres, à perte de vue. Lugubre, le lieu paraît abandonné depuis longtemps. Il a du mal à croire que quelqu’un vit ici : les machines d’antan ne sont plus que des tas de ferraille rouillés, figés çà et là comme des dépouilles d’animaux gigantesques. Les champs qui jouxtent la propriété sont en friche et la façade de la maison presque entièrement délabrée. Le temps est passé sur cet endroit reclus et a ravagé murs, chemins, engins et végétation — mais le froid glacial et la solitude qui émanaient jadis de ce lieu sont toujours présents.
Il s’arrête devant la maison qu’il n’a pas revue depuis des années. Des images ressurgissent dans son esprit : il peut revoir son père hirsute ahaner en labourant les champs, sa mère partir au village à la nuit tombée dans ses habits qui lui faisaient honte. Il revoit également le gamin solitaire qu’il était, qui se réfugiait dans les bois et ramassait maladroitement des escargots. Il distingue la maison telle qu’elle était avant, cette maison immense et hostile qui lui faisait peur, puis se rappelle les insultes et les brimades incessantes, jour après jour, et sa mémoire n’est plus remplie que de noirs souvenirs. Une jeunesse de souffrance et de haine, voilà ce que fut sa vie — avant que de victime il ne devienne bourreau.


Une voix qui n’est pas celle de ses pensées, une voix étrangère et sifflante, résonne soudain dans son esprit :
« Ils t’ont envoyé pour semer le chaos. C’est peut-être même lui qui t’envoie. Tu n’es qu’un pion et tu marches dans son jeu. Tu n’es qu’un serviteur manipulé par des forces qui le dépassent… Ne t’en rends-tu pas compte maintenant ? Il est temps de mettre un terme à tout cela. Tu crois lutter contre eux mais tu ne fais qu’accomplir leur volonté. Un jour viendra où tu seras rappelé auprès d’eux, auprès de lui. Et tu ne pourras rien y changer… »
— Assez, assez ! hurle Serphar en se prenant la tête entre les mains.
La voix s’est tue. Il est sur le seuil de la maison, le corps penché en avant et un chapeau à haute forme sous les yeux. Il a été soigneusement déposé sur le perron, à côté d’une paire de gants blancs qu’il reconnaît aussitôt. Ceux de Maldoror. Il soulève le chapeau avec méfiance, comme s’il craignait de déclencher un piège — dessous, il n’y a qu’un vieux bout de papier jauni. C’est un morceau déchiré de ce qui semble être une très ancienne carte de la région. Les points de repère manquent mais figure en son centre une ville dont il n’a jamais entendu parler, qui n’existe peut-être plus et dont le nom a été biffé de noir. 

Il conserve le fragment de carte et pousse la porte entrouverte. Sitôt entré un bruit étouffé s’échappe du salon ; il traverse le long couloir sale qu’encombrent des années de vieilleries accumulées, et à chaque pas un peu plus les souvenirs le transpercent, déchirent son âme si bien qu’il hésite à continuer. Ne devrait-il pas tout arrêter et faire demi-tour, comme le lui suggérait la voix ? La rage monte en lui et sa main droite serre avec force le manche d’ombre de sa lame recourbée, son principal outil de mort. Maldoror est venu en ville il y a plusieurs semaines, il cherchait ses parents et a volontairement laissé ses effets personnels devant la porte d’entrée… mais dans quel but ? Pas une ébauche de réponse ne vient calmer sa confusion quand au bout du couloir un bruit étrange l’interpelle.

Serphar découvre dans le salon un spectacle inattendu. Un couple de vieillards se tient ficelé sur deux chaises dos à dos. Ils ont été bâillonnés avec des chiffons, et de profondes lacérations incrustées de sang coagulé balafrent leurs visages. Malgré le châtiment subi, ils sont en vie tous les deux : ils tournent la tête en sa direction et geignent autant qu’ils en sont capables pour l’appeler au secours. Les meubles ont été déplacés afin de dégager le centre de la pièce. Un pentacle a été tracé à l’aide d’un liquide sombre, séché à présent, qui pourrait bien être du sang — leur sang —, de telle façon que les chaises sur lesquelles ils sont retenus prisonniers se trouvent en son centre. Des bougies fondues et éteintes ont été disposées aux extrémités du pentagramme. Serphar n’arrive pas y croire. Il fait face à ses parents. Vieillards pathétiques aux corps meurtris, aux figures dilacérées, qui pourraient presque lui inspirer de la pitié si ce sentiment ne lui était pas inconnu.

Il s’approche de son père : alors que celui-ci cligne des yeux à grand-peine, il s’agenouille près de lui et ôte son bâillon.
— Je vous en prie… Aidez-moi, étranger…, murmure-t-il difficilement.
— Tu te trompes, vermine. C’est drôle que les rôles soient à ce point inversés… Te rappelles-tu toutes les fois où je te suppliais ? où je te demandais d’arrêter de me battre ?
— Je… ne… comprends pas.
— Laisse-moi te rafraîchir la mémoire. Tu vas la prendre ta raclée, petit salopard ! Combien de fois m’as-tu répété ces mots, le visage bouffi de haine, avant de me frapper de toutes tes forces, avec n’importe quel objet te passant sous la main ?
L’incrédulité sur le visage du vieil homme se mue en terreur. Serphar semble s’en réjouir et enlève le bâillon de sa mère, si faible qu’elle s’est presque évanouie.
— Ne t’inquiète pas, maman, ton fiston est là. Marc est revenu.
Les yeux du vieillard s’écarquillent et ses lèvres se crispent dans un rictus défait.
— Oui, c’est bien moi, votre fils détesté. J’ai changé, c’est certain, en toute logique je devrais être plus vieux, mais que veux-tu, certains lieux traversés ont d’étonnantes vertus de conservation. Tu me croyais mort, peut-être ?
Le vieillard reste muet, comme stupéfait d’horreur. Serphar le prend par le menton puis le gifle, sans entraîner de réaction de sa part. Il soulève la chaise sur laquelle il est ligoté et la projette contre le mur. Celle-ci se brise et le corps libéré de son père violemment s’écrase sur le sol parmi la poussière et les débris.
— Qu’est-ce tu fais à mon mari ? crie brusquement la vieille femme revenue à elle. Laisse-nous, ordure ! Ordure !
— Ah, Maman ! Quel plaisir de te revoir ! Tu n’es pas vraiment présentable, mais si tu le permets j’aimerais te prendre dans mes bras, comme tu ne l’as jamais fait avec moi quand j’étais enfant…
— T’es qui ?
— Marc, ton fils. Allons, tu me reconnais, quand même ?
— Menteur ! Marc est mort il y a des années. Tu travailles pour celui qui nous a agressés, c’est ça ! Tu veux nous piquer de l’argent ?
— Tais-toi !
Serphar la frappe au visage, renversant la chaise sous la violence du choc. Au sol, sur le flanc, celle-ci se débat comme une bête apeurée pour défaire ses liens : de sa lame il les tranche net, puis l’agrippe par le cou et la soulève à sa hauteur.
— Écoute-moi bien, je n’ai rien à voir avec cette mise en scène pitoyable. L’homme qui s’en est pris à vous est responsable de toutes mes souffrances. Je crois qu’il vous a offerts à moi pour chercher à apaiser ma colère. Il se trompe mais je vais au moins profiter d’être venu ici pour régler mes comptes avec vous…

Le corps entier de Serphar se recouvre d’une noirceur de pourriture pendant que les coups qu’il ne peut retenir s’abattent sur les corps impuissants des deux vieillards. La haine terrible d’une vie entière meut ses poings et ses pieds, les guide sur leurs pauvres carcasses ; et le bruit sec des os un à un brisés, ainsi que le son mat des chairs fendues et suppliciées, recouvrent bientôt le silence avec ses grognements de rage.
Le vieil homme est laissé pour mort dans un coin de la pièce ; d’une main Serphar traîne sa mère jusqu’à la cheminée, où il se saisit du tisonnier qui l’instant d’après lui explose littéralement le crâne. Il entend un râle dans son dos et comprend qu’il n’en a pas fini. Il se dirige vers son père l’arme sanglante à la main. Ce dernier le supplie :
— Marc… pardonne-moi… je t’en prie.

Serphar s’arrête. Il lâche le tisonnier et regarde le corps affalé de son père appuyé contre le mur. Puis il quitte la pièce sans un mot, laissant le vieil homme se réjouir malgré tout de sa vie sauvée.

Quand il revient au bout de quelques minutes, il tient deux bidons d’essence dans les mains. Il les ouvre et en arrose abondamment son père qui n’a plus la force de bouger :
— Non ! Non ! Arrête, Marc, arrête !
— Avais-tu pitié de moi lorsque tu me frappais chaque soir ? Me laissais-tu le choix ? Tout se paye un jour et tes actes passés ne font pas exception.
Serphar s’éloigne de quelques pas et craque une allumette : il la jette sur son père enduit du visqueux liquide qui s’embrase instantanément. Son corps enflammé se tord et se consume, devient une torche hurlante, ensuite un amas de chair qui se recroqueville, semblable à une araignée prisonnière d’un bocal auquel on aurait mis le feu. Quand le démon sort de la ferme, c’est toute l’habitation qui est la proie des flammes, un brasier immense, libérateur, qui emporte avec lui ses ultimes souvenirs d’enfant. Ses parents sont morts de ses mains : voilà l’une des œuvres les plus effroyables de Serphar accomplie.
Il peut désormais repartir, soulagé et serein, en quête du chemin qui le mènera à son ennemi juré entre tous — Maldoror.



Cyril Calvo
 

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