Chapitre 13 : Visions du passé

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Les corps déchirés dansent comme sous l’effet de convulsions, offrant une composition macabre des plus effroyables : le bar n’est plus que le théâtre du massacre qui vient de s’opérer sous ses yeux. Une jeune fille, seule survivante tapie dans l’ombre d’un coin de salle, regarde son frère aîné allongé près du bar qui se vide de son sang. Son regard rassurant a laissé place à deux billes noires terrifiantes. Elle ne bouge pas quand Serphar s’approche d’elle, ne tente aucun mouvement de défense quand la lame s’abat pour lui trancher la gorge d’un coup sec et précis. Il s’agenouille auprès d’elle et s’abreuve à son cou fendu du liquide écarlate et chaud. Le chaos rampant s’avance ensuite vers les marches menant à l’étage, tandis que dans son dos la vermine nécrophage entame son festin.

— Que se passe-t-il ? Il y a un problème en salle ? crie un vieil homme du haut de l’escalier.
— Il a été résolu, dit calmement Serphar en montant les marches.
— Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?
— Calmez-vous, Monsieur. Ce n’est qu’une bagarre d’ivrognes au bar, rien de plus. Votre fils m’a donné l’autorisation de monter vous parler…
— De quoi ?
— Peut-être pourrions-nous en discuter tranquillement à l’étage ? J’ai l’impression que le calme est revenu en bas.
— Bien, montez, dit le vieil homme.
Serphar arrive sur le palier menant à quatre chambres, deux de chaque côté du couloir, percé en son extrémité par la lumière provenant d’une fenêtre unique. Devant l’une des portes ouvertes se tient le père du barman, un homme d’une soixantaine d’années peut-être, à la forte corpulence et au visage marqué de larges rides. Voilà l’un des jeunes garçons avec lesquels il lui arrivait de jouer lorsqu’il était enfant : l’homme bien sûr ne le reconnaît pas, tant d’années ont passé depuis cette époque, Serphar semble lui ressentir un léger choc de voir de manière si directe l’œuvre destructrice du temps sur une figure familière. Il éprouve de la répulsion envers cet homme, son corps misérable qui lentement se dégrade, et l’envie en même temps d’avoir pu mener une vie paisible auprès des siens — un privilège auquel il n’a pas eu droit.
— Alors, qu’est-ce qui vous amène ?
— De vieilles histoires, je le crains, répond Serphar. J’espère que vous pourrez me venir en aide.
— Ma foi, je ferai de mon mieux, si ma mémoire ne me fait pas défaut… Entrez.
D’un signe de la main l’homme désigne l’intérieur de la chambre. Rien ici n’a dû changer depuis des décennies, n’a subi les assauts de modernité auxquels ont été soumis le bar et le village ; le vieux plancher, les lourds meubles en bois d’antan, la coquette tapisserie à fleurs et cette odeur singulière, mélange de naphtaline et de jasmin, qui imprègne tous les tissus, des draps aux rideaux, rappellent à Serphar un temps qu’il a bien connu. L’homme avance un fauteuil rembourré près de la table, derrière laquelle il s’assoie sur la seule chaise non sans s’être saisi d’une bouteille de vin et de deux verres posés sur le guéridon attenant.

— Avant tout, il faut se désaltérer pour mieux parler, n’est-ce pas ? dit-il en souriant. Serphar acquiesce, attrape la bouteille de la main gauche pour essayer de lire l’étiquette mais celle-ci, trop ancienne et à demi effacée, demeure illisible. Il la repose sur la table et son interlocuteur remplit les verres. Les deux hommes commencent lentement à boire ; Serphar prend en premier la parole :
— Je voudrais vous parler de deux affaires sensibles, qui réclament une certaine discrétion. Pardonnez-moi de ne pas m’être présenté mais je préférerais garder mon identité secrète pour les mêmes raisons… 
— Vous êtes une sorte d’enquêteur, de journaliste ?

— Pas vraiment. Disons que je travaille pour un organisme qui…
— N’en dites pas plus, je comprends. Je ne suis plus tout jeune mais je ne suis pas encore sénile… Allez-y, posez vos questions.
— Je voudrais d’abord des renseignements sur la famille Donatier.
— Ah ! Ça ne m’étonne pas !
— Vous les connaissiez ?
— Oh oui ! Tout ce que je peux vous dire, c’est que ce sont de vieilles carnes qui auraient dû mourir depuis longtemps ! Mais le Seigneur a la fâcheuse habitude de rappeler les bons en premier… Ils habitent près du bois à deux kilomètres d’ici. Personne ne va jamais les voir, ils n’ont pas d’amis ni de famille, ça fait dix ans peut-être qu’ils ne mettent plus les pieds en ville.
Serphar n’en revient pas : ses parents sont encore en vie.
— Un vieil alcoolique à moitié fou et une hystérique de la pire espèce… Ils ont eu un enfant, mais le pauvre gosse est mort depuis longtemps. Enfin, on n’en sait rien à vrai dire. Il a disparu un jour.
— Comment ça ?
— Il devait avoir une vingtaine d’années, il travaillait en ville, dans le bâtiment je crois…
— Vous le connaissiez ?
— Marc ? Oui, on allait à l’école ensemble. C’était un bon à rien, mais avec l’enfance qu’il a eue… Au bout d’un moment, sa mère ne l’a même plus envoyé à l’école, il travaillait aux champs avec son père, toute la journée ! On se voyait encore quelquefois, dans la cour derrière le bar, pour jouer aux billes…

Des images de son passé reviennent à l’esprit de Serphar : les rares moments heureux de sa jeunesse, occupés à jouer dans l’arrière-cour avec le fils de Merlin, loin de ses parents. Au fur et à mesure qu’affleurent les souvenirs, une émotion qu’il croyait perdue l’envahit.
— Eh ! Ça ne va pas ?
— Ce n’est rien, continuez.
— Marc est parti en ville à sa majorité et il n’est plus jamais revenu. Des années après, on a entendu une rumeur comme quoi il s’était fait la malle. En cavale, on disait.
— Pourquoi ça ?
— Parce qu’on l’accusait d’avoir tué quelqu’un ! La police était même venue jusqu’ici, poser des questions à tout le monde, aux Donatier surtout. Un voisin de Marc avait été tué… ou son concierge plutôt, oui, son concierge… Marc avait disparu de la circulation alors les flics pensaient qu’il était mouillé là-dedans…
— Vous vous souvenez d’autre chose ?
— Vous savez, ça fait longtemps… Je crois que la police s’imaginait qu’il était revenu se planquer chez ses vieux mais c’était mal le connaître, il les détestait ! Dire que j’avais oublié tout ça, c’est drôle comme la mémoire nous joue des tours, hein ?
— Ils ne l’ont jamais retrouvé ?
— Marc ? Non. Envolé ! Par contre, peu de temps après, le garde-chasse a retrouvé un cadavre dans les bois… le corps d’un très vieux type qu’était pas de la région, avec des habits de majordome bouffés par les mites… décapité ! Là non plus on n’a jamais su ce qui s’était passé… C’est bizarre, les souvenirs, comme tout revient d’un seul coup quand on creuse un peu…
Au fil de la conversation, l’homme s’est versé de nombreux verres, si bien que la bouteille de vin est presque vide. Serphar, circonspect, sent qu’il est temps pour lui d’en venir au plus important.
— La deuxième chose dont je voulais vous parler concerne un de vos clients récents. Un homme habillé en blanc il y a plusieurs mois de ça…
— Un drôle d’oiseau celui-là ! Il voulait parler à un ancien du village, alors il est venu au bar et mon fils me l’a envoyé… Il n’est pas resté longtemps et tant mieux, il m’inspirait pas confiance.
— Vous avez discuté de quoi ? 
— Du village, comment il était quand j’étais gosse. Et puis des Donatier aussi. Il voulait savoir où ils habitaient alors je lui ai indiqué le chemin de leur ferme. Je sais pas comment il connaissait leur nom d’ailleurs, j’ai trouvé ça étrange…

— C’est tout ? Rien d’autre ?
— Pas que je me souvienne. Le type est parti aussitôt et on ne l’a plus revu depuis.
Serphar reste muet quelques secondes : il sait ce qui lui reste à faire à présent.
— Merci pour tout, dit-il en se levant brusquement.

Il sort de la chambre et referme la porte derrière lui, y laissant les dernières bribes de son passé avec le gardien de sa jeunesse et de cette époque révolue. L’escalier redescendu, il traverse rapidement le bar en enjambant les dépouilles mutilées et sanglantes que dévorent avec avidité les insectes. Alors qu’il sort du bar, le fils de Merlin s’écroule dans la chambre hors du temps. Au sol ses doigts se crispent sur le verre qu’il tient encore, la bouteille tombe sur le plancher et se brise, il regarde sans comprendre les tessons de verre et les dernières gouttes du vin pourtant exquis qui a causé sa mort, corrompu par les germes de la pestilence dès lors que la main de Serphar a touché la bouteille. Son esprit s’embrume et son regard se voile, le froid glace ses membres, son souffle faiblit puis s’éteint comme la flamme d’une bougie. 


Cyril Calvo

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