Chapitre 12 : Réminiscences
Voilà des semaines que Serphar parcourt diverses contrées, à la recherche de la moindre piste qui pourrait le mener à celui qu’il nomme Maldoror — celui qui lui a ôté la vie sauvagement alors qu’il n’était qu’un jeune homme. Par bribes confuses il se souvient de son ancienne vie, celle d’avant sa rencontre avec cet être ignoble qui l’a détruit, l’a transformé en quelque chose d’autre. Il se sentait seul et détestait son existence, aspirait à un changement profond, s’était montré naïf et stupide en faisant si vite confiance à un inconnu mais ne méritait ni les atrocités subies ni le châtiment qui est le sien depuis lors. L’image la plus claire dans son esprit reste celle de cet homme vêtu de blanc, bon et chaleureux en apparence, qui se déplaçait dans une calèche noire à l’allure fantomatique. Il n’a rien oublié de sa trahison, de ses paroles, de son ultime geste assassin. Le retrouver pour tenir enfin sa vengeance est devenu son obsession, la seule chose qui guide ses pas.
Au-delà de cette image, le trou noir. Il sait que des années, des décennies peut-être, se sont écoulées. Le monde traversé jusqu’à perdre quasiment la raison s’est mué en un gouffre infernal duquel il ne peut plus sortir ; sa condition de prisonnier, qui tout à la fois le remplit de haine et le terrifie, il ne parvient à s’en libérer qu’en de brefs instants, lorsqu’il arrache lui-même la vie des imbéciles se trouvant sur son chemin, pour rendre ce monde plus pur. Il erre donc, sans repère ni avenir. Comment et pourquoi est-il revenu à la vie, dans ce corps maudit que rien ne peut arrêter ? Que s’est-il passé pendant qu’il était à la merci de Maldoror ? De jour en jour, il a appris à accepter sa condition nouvelle, mais rester en vie demeure pour lui une lutte constante. Il n’est plus rien que ce sentiment de vengeance qui a fini par le ronger. Un jour, il le sait, il retrouvera Maldoror — et tout sera fini. Pour l’instant, la mort se répand sur ses pas mais aucune trace du vrai bourreau…
Il entre dans un village, résolu à faire aujourd’hui une avancée décisive. Ce village, il le connaît bien, du moins en garde-t-il de très nets souvenirs. Il se rappelle les ruelles biscornues, les anciens parapets, les maisons basses toutes identiques, les petites boutiques transmises de génération en génération, les enfants qui jouaient sur la place pavée, autour de la fontaine en pierre, puis couraient à perdre haleine pour rejoindre le ruisseau sinueux en bord de forêt en contrebas. Lui, il n’avait pas droit à ces jeux innocents : il travaillait à la ferme, avec son père. Son quotidien se cantonnait aux champs, au bétail et aux tâches agricoles — aucune place pour l’amusement. De toute façon, les enfants du village n’aimaient pas jouer avec lui ; leurs parents parlaient de sa famille à voix basse, disaient d’eux qu’ils étaient des gens étranges, reclus dans leur vieille exploitation à l’orée des bois. Quand il venait au village, Marc avait l’impression qu’on le dévisageait et qu’on se moquait de lui, parce qu’il boitait souvent des coups reçus par son père. Il se souvient aussi du chemin ombragé menant à l’école, des ricanements entendus dans son dos, des bruits de la forêt la nuit et du monde qu’il imaginait au loin, si différent, des grandes villes où une vie meilleure sûrement l’attendait…
Serphar arpente les rues encaissées de son village natal. Tout a changé : l’endroit s’est métamorphosé en une bourgade animée et fleurie, impersonnelle et sans charme. Les boutiques d’hier ont laissé place à des commerces imposants ; les maisons historiques ont été détruites, remplacées par des logements fonctionnels ; et les bois de son enfance ont été rasés, pour accueillir une usine recrachant de longues traînées de fumée noire dans le ciel blanc. Il cherche avec insistance, son regard a beau s’attarder sur les devantures, les façades, il ne reconnaît plus rien. Durant ces années passées en ville, il n’est pas revenu une seule fois, de peur de revoir ses parents. Il a tant détesté ce village pendant sa jeunesse qu’il se surprend à regretter que tout ait disparu à présent. Ses yeux se posent sur un troquet ayant échappé aux efforts de modernisation et un souvenir lui revient : c’est là où, enfant, il allait chercher son père quand il avait trop bu. Le vieux bar est toujours là. Inchangé. Inamovible. Cette vision lui redonne espoir : peut-être y a-t-il encore une chance de retrouver des souvenirs de sa première vie, autant d’indices qui pourraient le mener à celui qu’il recherche. Il s’avance vers le bar : sa façade, taillée dans une pierre jaunâtre, a perdu de son éclat. Il passe devant le vieux puits sur sa gauche, arrive devant la porte d’entrée et lève les yeux vers l’enseigne qui surplombe le seuil, identique à l’image figée dans sa mémoire : « Chez Merlin ».
Le patron était toujours là, derrière son bar : stature imposante, torchon posé sur l’épaule, visage marqué par les années et cicatrice pâle barrant son œil droit. Serphar se souvient que le jeune Marc avait beaucoup de respect pour cet homme chaleureux, malgré son apparence et sa voix rauque, le seul qui semblait éprouver un peu de compassion pour lui dans ce village infect. Petit, ton père s’est encore battu. Il est derrière, en train de décuver. Combien de fois avait-il entendu cette phrase ? Le vieux Merlin doit être mort aujourd’hui, comme beaucoup d’autres. Serphar pousse la porte et entre dans le bar. La décoration a changé et l’odeur n’est plus la même qu’autrefois, mais l’âme lourde et inquiétante du lieu est toujours bien présente. Il n’y a pas grand-monde à cette heure ; à peine entend-on au fond de la salle rire quelques jeunes installés sur les banquettes. L’atmosphère est tranquille, alors qu’elle lui paraissait sinistre auparavant. Il s’assoit au bar déserté et observe le gérant aux traits juvéniles. Derrière lui trône une vieille photo où l’on peut voir un homme robuste aux côtés d’une femme frêle et plus âgée. Cette image le fait frissonner, elle le replonge dans un passé infâme qui crispe soudainement ses muscles, dont ceux de ses mains qui se tordent sur le bar.
— Monsieur, ça ne va pas ? lui lance le barman. Vous voulez un verre d’eau ?
— Non, répond Serphar après un temps d’absence. Quelque chose de plus fort. Un whisky.
— Voilà, monsieur, dit l’homme en lui servant son verre. Vous n’êtes pas du coin, non ?
— En effet. Mais je connais bien cette ville.
— Ah bon ?
— J’y habitais quand j’étais enfant. Tout a changé depuis… sauf ce bar.
— Il appartenait à mon grand-père. C’est lui sur la photo, là derrière, avec sa mère à côté. Mais vous êtes trop jeune pour l’avoir connu…
— Vous devez avoir raison, dit Serphar en buvant son verre d’un trait. Il est encore en vie ?
— Non, il est mort il y a plus de vingt ans. Mon père a repris le bar ensuite, puis je l’ai repris à mon tour l’année dernière. Une véritable affaire de famille !
Serphar lui tend son verre vide, que le barman remplit d’un deuxième whisky, bu plus vite encore que le premier. Il lui semble distinguer quelque lueur d’appréhension dans le regard de son interlocuteur. Comme depuis toujours, les étrangers sont considérés ici avec méfiance…
— Vous voyez souvent des gens qui ne sont pas de la région ?
— Non, c’est plutôt rare. Ce sont surtout les habitués et les jeunes du coin qui viennent. Il y a bien eu ce type bizarre, il y a quelques mois…
— À quoi ressemblait-il ?
— Je ne saurais pas trop vous dire… Ce qui nous a fait rire en le voyant arriver, c’est qu’il était habillé tout en blanc, avec un genre de cape !
Maldoror, ici ! Le sang de Serphar ne fait qu’un tour : il se lève subitement et d’une main attrape le barman par le col.
— Qu’a-t-il dit ?
— Quoi ?
— Cet homme en blanc, qu’a-t-il dit ? Réponds !
— Rien, rien ! Calmez-vous !
Le visage de Serphar, déjà déformé par la colère, est affecté par une vive propagation de tissus nécrosés, assombri d’une noirceur de pourriture. Une longue lame recourbée s’extrait de sa manche pour venir se loger dans sa main gauche : il la pointe en direction du cou du jeune homme tétanisé.
— Pourquoi est-il venu ? Pourquoi ? Parle où je te tranche la gorge !
— Mon… mon père… Il voulait… voir mon père.
— Où est-il ?
— Là… là-haut, dit le jeune homme en désignant le plafond de son index levé.
Cyril Calvo