Chapitre 11 : Une rencontre providentielle (II)
« Aujourd’hui il est à Madrid ; demain il sera à Saint-Pétersbourg ; hier il se trouvait à Pékin. Mais affirmer exactement l’endroit que remplissent de terreur les exploits de ce poétique Rocambole, est un travail au-dessus des forces possibles de mon épaisse ratiocination. Ce bandit est, peut-être, à sept cents lieues de ce pays ;
peut-être est-il à quelques pas de vous… »
(Les Chants de Maldoror – Chant VI)
Il est assis sur un banc du parc municipal en cette soirée de pleine lune, les jambes croisées et les mains délicatement posées sur ses cuisses. Il est vêtu d’un costume blanc et d’une longue cape maintenue par une broche autour de son cou ; son teint est pâle mais ses yeux sont chaleureux et rassurants. L’homme est relativement âgé en apparence, pourtant ses cheveux sont encore noirs et de longues mèches retombent sur ses joues. Une cicatrice profonde longe son cou grêle.
Dissimulé en partie dans la pénombre, il observe les jeunes gens qui s’agitent autour de lui, ceux qui passent au loin sur le trottoir bordant le parc en s’apostrophant, ce couple enlacé qu’il a vu disparaître dans l’obscurité tout à l’heure ou ce vieillard qui promenait son chien. Tant de choses qui auraient pu attirer son attention, aiguiser sa curiosité, mais il n’en est rien : notre homme semble attendre un individu bien précis. Rien ne saurait être déterminé par le hasard dans sa quête ; ses yeux sont à la recherche de la personne idoine et son esprit est occupé par les conséquences inévitables de leur rencontre.
Non loin de là, un jeune homme se laisse tomber brutalement sur l’herbe humide. Il tente de reprendre son souffle comme après un effort violent. Il a couru pour rattraper quelqu’un, une silhouette qu’il a fini par perdre dans la nuit. Au bout de longues secondes, il reprend ses esprits et se redresse. Les yeux de notre homme, fixés sur lui, sont devenus subitement brillants. Il sait. La personne qu’il attendait est là. À présent son esprit en ébullition est accaparé par ce jeune homme, des rêves macabres y naissent en une succession de noirs tableaux qui mûrissent en autant de projets ayant valeur de précognitions. Celui-ci se met à rire puis se relève.
Sans attendre notre homme saisit l’occasion de l’interpeller :
— Cela fait plaisir de voir quelqu’un d’aussi heureux.
La mécanique fatale vient de se mettre en marche : du bref premier dialogue qui s’ensuit va être déterminé le reste de son existence. Les quelques mots échangés, qu’il peut croire anodins, infléchissent de manière décisive le cours de sa vie solitaire. Par instinct de conservation peut-être, le jeune homme coupe court à cet échange, il lui adresse un signe et tourne les talons, pense rentrer chez lui au plus vite. Il n’est plus qu’à quelques pas de l’imposante arche-portail en fer forgé marquant l’entrée du parc que son sort s’en trouve cependant scellé, lorsque la main glacée de notre homme se pose sur son épaule. Un nouveau dialogue le conduit à sa perte : il accepte de se rendre avec lui dans un café, pour boire un verre et discuter plus longuement. Il semble être heureux que quelqu’un s’intéresse enfin à lui et précède notre homme en direction du bar le plus proche : ce dernier, dans son dos, esquisse un sourire car il sait qu’il a déjà atteint son but.
Les lumières du centre-ville. Le bruit et la saleté. Comme ce monde moderne le fatigue ! Il regrette le temps où la nuit n’était dérangée que par le faible éclat des becs de gaz, les bagarres d’ivrognes et l’errance des chiens affamés. Notre homme a néanmoins appris à se faire à cette époque à laquelle il n’appartient pas, à en tirer avantage. Tous les deux assis en terrasse, ils commandent une bière et entament leur longue conversation.
L’émotion gagne vite son interlocuteur, touché par tant de sollicitude, pense-t-il, de la part d’un inconnu. Ils parlent d’abord de la bassesse humaine, de la fraternité absente de ces métropoles impersonnelles où l’égoïsme et la productivité enferment les êtres dans un isolement tenace. Le jeune homme raconte ensuite son enfance malheureuse, l’indifférence de ses parents, son manque d’éducation, son départ pour la ville et dès lors son existence dédiée à un travail absurde et épuisant. Il n’y a dans ses propos que solitude et ennui, rejet et frustration : notre homme s’en délecte, chaque mot, chaque regret est pour lui un délice qu’il savoure. Il goûte avec extase tant de tristesse dans une seule vie et comprend qu’il n’aurait pas pu mieux le choisir : la suite des évènements est déjà toute tracée.
Bien sûr, il affecte un air grave et ne laisse rien paraître du plaisir ressenti : il l’engage à en dire plus, l’amène à se confier, l’interroge sur ses parents qu’il espère morts, ressent une déception légère quand il apprend que ce n’est pas le cas, vite rattrapée par la confirmation de leur totale absence dans la vie du jeune homme. Rien n’aurait pu le contenter plus : celui-ci n’a aucun ami et ses collègues le méprisent. Notre homme ferme un instant les yeux pour humidifier ses globes oculaires, et se donner un air pénétré de compassion, durant lequel il apprécie en gourmet le destin pathétique de son interlocuteur.
C’est le moment crucial : il prend les choses en main et lui propose de changer sa vie du tout au tout, à condition qu’il en ait le courage. Le jeune homme est décontenancé d’abord, puis touché de trouver quelqu’un qui souhaite l’aider à résoudre ses problèmes. Il accepte avec gratitude. Le pacte est conclu. Notre homme n’a plus rien à faire ici : dans vingt-quatre heures, tout sera réglé.
Il sort de sa poche une montre à gousset et regarde l’heure avec inquiétude, prétexte à un départ précipité. Il demande l’addition. Sa main tremble : il a passé trop de temps ce soir au milieu de ces êtres qu’il méprise et ses sens s’en trouvent affectés. Le jeune homme ne comprend pas pourquoi il part si vite. Qu’importe : rendez-vous est pris pour le lendemain minuit — il viendra plus tôt, pour le surprendre et renforcer son emprise. Mouchoir en soie et stylo-plume doré : l’adresse y est inscrite pendant que notre homme règle les consommations.
Ils se lèvent tous deux et se serrent la main : notre homme sourit légèrement au moment où leurs peaux entrent en contact, rictus d’aise et de sadique satisfaction, car il sait que vient de lui être transmis le premier germe du mal qui le rongera peu à peu — de morbides hallucinations en constitueront sous peu les prémices. Le jeune homme lui révèle son nom, Marc ; son nouvel ami n’a pas le temps d’en dire plus et garde le mystère sur le sien.
Notre homme s’en va, non sans avoir auparavant jeté un regard amical à Marc pour le rassurer. Il disparaît au coin de la rue, doit aussitôt s’appuyer sur une façade pour ne pas tomber. Son état de santé s’aggrave ; il le sait, les minutes lui sont comptées. Comme cet endroit le dégoûte ! Il doit absolument rentrer afin de ne pas être trop affaibli. Après dix minutes de marche harassante, il arrive enfin devant sa calèche noire, dissimulée dans une venelle déserte.
Il monte et s’étale sur la banquette, exténué. Les rides se sont creusées sur son visage, ses cheveux ont blanchi et il semble avoir perdu plusieurs livres de chair, comme s’il avait vieilli subitement de deux ou trois décennies. Le vieil Hector a déserté le siège avant, ses pas lents et saccadés claquent sur le bitume : il ouvre la portière et sans un mot lui tend une fiole de liquide pourpre et épais. Notre homme l’empoigne vivement, ôte le bouchon de cristal et en boit tout le contenu d’une même gorgée.
Un plaisir immense pénètre ses entrailles et un sourire narquois se dessine sur ses lèvres. Une goutte de sang s’échappe de sa bouche et coule sur son menton. Hector a regagné sa place : trois coups secs portés de la paume de la main sur la capote de la calèche lui ordonnent de se mettre en route. Le cocher s’exécute machinalement, il tire les brides des chevaux dans un geste heurté d’automate et ceux-ci se mettent au trot.
— Plus vite ! hurle son maître à l’arrière, désormais ragaillardi. Trouve-moi une ruelle lugubre, j’ai besoin de m’amuser un peu. Demain est un grand jour !
Il se perd dans ses pensées, toutes dirigées vers un seul homme : « Mon cher Marc, ton destin s’est brisé à jamais mais tu ne le sais pas. Dors, mon ami, dors bien avant l’horreur de la souffrance éternelle. Ton appel a été entendu. Je vais t’offrir quelque chose de plus grand que le suicide, une mort grandiose et sublime ! Après, je pourrais jouer avec ton âme comme il me plaira… »
— Plus vite, Hector, plus vite ! hurle-t-il de plus belle alors que le trot des chevaux s’est mué en galop progressif. J’ai encore soif !
La calèche se met en branle et part en direction des quartiers malfamés de la ville, là où la misère et la peur sont les plus présentes, à même de satisfaire son appétit insatiable pour le désespoir des hommes.
Apaisé Maldoror s’enfonce dans le velours moelleux de la banquette, se laisse aller à fermer les paupières, à rêver par avance au carnage du lendemain, tandis que le cocher hagard, le regard vide comme celui des vrais fous assommés par le renoncement, ne quitte pas des yeux la route qui se déploie devant lui.
Mieux que quiconque, il sait qu’un drame sanglant aura lieu bientôt, qu’une victime supplémentaire connaîtra la mort atroce des sacrifiés, mais aucun sentiment ne traverse son esprit de demi-spectre docile, lui qui n’est là que pour conduire son maître vers de nouveaux destins brisés.
Cyril Calvo