Chapitre 8 : Une rencontre providentielle (I)
Épuisé, Marc s’allonge sur l’herbe pour reprendre son souffle. Il n’arrive pas à croire à cette histoire démente, aux propos du vieillard et à la manière dont il a disparu en dépit de toute logique. Il y a une heure, en finir avec la vie était sa seule perspective ; à présent, il doit fuir un danger qu’il n’arrive pas à concevoir. Ce n’est pas plus mal finalement : il a au moins la sensation d’exister, d’avoir un but — sauver sa peau ! — et cela lui convient. L’herbe fraîche sur laquelle il est étendu est agréable au toucher, il ferme les yeux le temps que sa respiration redevienne normale puis se redresse et se met à rire. Quel sens trouver à tout ça ? Il se remémore les étranges paroles du vieil homme, son air mystérieux et paniqué, se rejoue la scène en pensée et se demande comment il a pu croire une seconde à une telle mascarade. Marc se met à rire.
À l’écart des lumières de la rue proche, un homme est assis sur un banc du parc non loin de lui. Il l’observe longuement, avec intérêt et presque satisfaction :
— Cela fait plaisir de voir quelqu’un d’aussi heureux.
Marc entend la voix sans comprendre, imagine un instant un autre tour du vieillard, jusqu’à ce que son regard tombe sur cet homme d’âge mûr assis dans la pénombre. Vêtu de blanc et arborant une étrange cape de dandy, il est assis, les jambes croisées, immobile. Son teint est pâle mais ses yeux chaleureux et rassurants ; depuis là, il est impossible de voir que ses longs cheveux noirs masquent la cicatrice profonde qui longe son cou.
Marc se relève et marche jusqu’à lui, poussé par la curiosité :
— Vous savez, je n’ai pas ri de la sorte depuis longtemps. En tout cas, ça m’a fait le plus grand bien.
— Je n’en doute pas, répond l’homme sans quitter le banc. Quoi de plus appréciable que de rire ?
— Rien, j’imagine. Je vous souhaite une bonne soirée, monsieur.
Marc adresse un signe amical à son interlocuteur ; de retour chez lui, peut-être y verra-t-il plus clair sur ce qui vient de se passer. Il est sur le point de franchir l’arche de fer forgé qui marque l’entrée du parc quand une main froide se pose sur son épaule. Il se retourne dans un sursaut et voit le visage de l’homme qui était assis dans la pénombre.
— Excusez-moi, jeune homme, je ne voudrais pas vous importuner mais j’aurais voulu vous demander…
— Quoi donc ?
— Tout à l’heure, vous riiez de si bon cœur… qu’est-ce qui a pu vous rendre heureux à ce point ? J’aimerais savoir…
— C’est une longue histoire, et vous ne me croiriez pas.
— Racontez-la-moi quand même.
— Je ne sais pas si c’est le moment de…
— Allons boire une bière, vous me direz tout. Ça me ferait du bien de discuter avec quelqu’un…
— Et bien… je ne sais pas… je…
Marc reste surpris par la proposition : cet homme est un parfait inconnu, mais pour une fois qu’il à l’occasion de discuter avec quelqu’un…
— Alors ?
— Pourquoi pas ?
Les deux hommes quittent le parc et se dirigent vers le café le plus proche. Ils s’installent en terrasse, animée malgré l’heure tardive, et commandent deux pressions. L’atmosphère est paisible, Marc se sent bien, détendu comme jamais. Est-ce le caractère extraordinaire des évènements récents, la douceur de l’air, le fait d’avoir repoussé ses envies de suicide ou la rencontre de cet inconnu bienveillant ? Il ne saurait dire, mais un grand sentiment de joie l’envahit brusquement, à tel point que des larmes montent presque à ses yeux.
— Qu’y a-t-il ? demande l’homme qui a perçu sa gêne. Vous voulez peut-être que je m’en aille…
— Non, non, restez, tout va bien. Je ne suis pas habitué à autant de sympathie. Je croyais que tous les gens me méprisaient, que je n’existais pas pour eux. Vous rencontrer m’a prouvé le contraire.
— Oh ! Je comprends votre sentiment, moi-même j’ai souvent été témoin de la bassesse des hommes, de leur égoïsme. Dans ces grandes villes, la fraternité n’existe plus, la solitude fait loi. J’ai eu de la chance d’être tombé sur vous, je me sentais d’humeur si maussade. Et tout à coup ce sourire. Il m’a donné une telle joie de vivre. Parlez-moi de vous, quel a été votre parcours jusqu’ici ?
— Mon histoire, je pourrais la résumer en quelques mots. Déception, rejet et souffrance. Je suis né prématuré et mes parents ne me désiraient pas. C’étaient des paysans, ils n’avaient pas de temps à consacrer à un enfant. D’ailleurs, je n’ai pas eu d’enfance. J’ai toujours dû travailler, aussi loin que je me souvienne. Ils préféraient que je les aide aux champs plutôt que je perde mon temps à l’école, alors je n’y suis pas resté longtemps. Là où j’ai grandi, il n’y avait rien à espérer. Dès ma majorité, je suis parti. Je pensais que la vie serait meilleure en ville, qu’il y aurait des gens intéressants à rencontrer. En fait, c’était pire. La vie est plus dure encore ici. Depuis des années, je travaille sur des chantiers, en me ruinant la santé pour gagner tout juste de quoi survivre. Ce n’est pas une vie, non, je ne souhaite ça à personne…
— Vos parents, ils sont… morts ?
— Non, mais c’est tout comme. Depuis que je les ai quittés, ils n’ont jamais pris de mes nouvelles et ne m’ont pas rendu visite une seule fois.
— Je ne sais pas quoi vous dire. Mais vous devez bien avoir des amis ?
— Aucun. Des collègues seulement, que je n’apprécie pas, et je crois que c’est réciproque. Je vis seul, je travaille, je mange, je dors et je recommence le lendemain. Cette vie est d’un ennui absolu… si je riais tout à l’heure, c’est parce qu’il m’est arrivé ce soir quelque chose de tellement différent de ce qu’est ma vie d’habitude… Mais je sais que demain tout sera comme avant, et je ne suis pas sûr de pouvoir le supporter…
— N’ayez pas les idées aussi noires, les choses peuvent changer… Je sais comment vous aider, vous sortir de cet ennui, de cette solitude.
— Comment ?
— Ce ne sera pas facile, de grands changements réclament un grand courage. Êtes-vous préparé à cela ?
— Bien sûr !
— Alors je crois pouvoir vous apporter ce qu’il vous faut. Et après, vous vous surprendrez à rire de nouveau comme ce soir, avec la même joie.
— Merci, merci beaucoup. Mais vous, dites-moi : pourquoi m’avoir abordé dans le parc ? A cause de mon rire ou de…
L’homme jette un œil inquiet à la montre à gousset sortie de sa poche et lève une main hésitante pour réclamer l’addition.
— Excusez-moi, je vais devoir partir. Nous pourrons discuter de tout ça demain plus en détail. Chez vous, peut-être ?
Marc ne sait pas quoi répondre. Au fond, qu’a-t-il à perdre ? Quelque chose doit changer dans sa vie.
— C’est d’accord. Vous avez quelque chose pour noter ?
L’homme lui tend un mouchoir blanc en soie et un stylo-plume noir et or.
— Vous pouvez écrire sur le mouchoir.
Marc écrit son adresse dessus pendant que l’homme règle leurs consommations. Quand il a fini, il lui tend le mouchoir, qu’il range soigneusement à l’intérieur de sa veste. Ils se lèvent, se serrent la main : une chaleur intense traverse la peau de Marc, le réconforte comme un baume apaisant.
— Au fait, quel est votre nom ? Moi c’est Marc, Marc Donatier.
— Mon nom n’a aucune importance. Demain, chez vous, à minuit précise. Soyez prêt pour un grand changement !
L’homme tourne les talons et disparaît au coin de la rue. Marc ne sait pas quoi penser de cette soirée ; incrédule, il finit par se mettre en route vers son appartement, longe de sombres ruelles et arrive devant son immeuble. Il monte les escaliers jusqu’à sa porte : un mot du concierge a été coincé au niveau de la poignée. Griffonné sous le coup de la colère, il indique que « la propreté est la base du savoir-vivre ». Le souvenir glacial du comte lui revient en mémoire. Il entre avec appréhension et une puanteur effroyable instantanément lui soulève le cœur.
L’appartement entier est infesté de vermines semblables à celles qui jonchaient la marche où a été trouvée la carte au nom du comte ; il porte la main à sa poche et constate qu’elle a disparu. Il avance dans l’appartement comme en plein cauchemar : les pièces sont sens dessus dessous, elles donnent l’impression d’un profond délabrement, d’une lente dégradation des lieux depuis des années. Blattes et mouches bleues, par grappes et essaims compacts, forment des taches vibrantes par-dessus le cloaque.
Que s’est-il passé ?
Une vive terreur le saisit : les mots du vieillard, ces être faibles, désespérés, qu’un démon traquait jusqu’à la folie ou la mort, cet homme vêtu de blanc rencontré dans le parc, sa compassion pour ses malheurs… était-ce une pitié sincère ou du plaisir, de la jouissance ? Était-ce… ?
Marc chancelle, essaie de s’appuyer contre le mur mais ses jambes se dérobent, la tête lui tourne, tout s’assombrit, il se sent attiré par un néant qu’il ne peut définir, plus horrible que la plus horrible des morts — qui aurait pu lui faire perdre l’esprit s’il n’avait pas déjà perdu conscience.
Cyril Calvo