Chapitre 5 : Aux premières loges
Qu’y a-t-il au loin ?
On dirait un grand feu. Les flammes paraissent énormes. Oui, c’est cela, une fumée gigantesque traverse le ciel en formant un voile épais par-dessus les étoiles.
D’où vient ce feu ?
On pourrait croire qu’une brèche s’est ouverte pour laisser un magma infernal sortir des entrailles de la Terre. Il me semble que j’aperçois des bâtisses, des chemins, des fermes, des animaux… Mais aussi des gens qui essayent de fuir par tous les moyens, ne se rendent pas compte que tout est perdu. Leurs cris de douleur percent jusqu’à l’orée des bois.
Que s’est-il passé ?
Un tel cataclysme n’arrive pas sans raison. Le village va être réduit en cendres charriées par le vent d’est, et les morts calcinés seront innombrables…
Serphar traverse le village en flammes une torche à la main.
La joie se lit sur son visage envahi par la pourriture. La haine irradie ses yeux et la rage transparaît dans chacun de ses rictus. Les villageois paniqués tentent bien de s’enfuir mais un mal insidieux s’est emparé de leurs âmes. Quand certains sont pris de convulsions, d’autres sont recouverts de plaques purulentes, tandis que des corps boursouflés ou rongés s’effondrent dans la poussière.
Ils hurlent, supplient, implorent. De sourdes détonations se font entendre çà et là. Ce sont les têtes qui éclatent comme des fruits trop mûrs se fracassant sur le sol. Quelques imprudents s’approchent de Serphar qui marche tranquillement au milieu des cadavres. Le bourreau leur tranche la gorge avec une vélocité stupéfiante, ou brise leur nuque d’une seule main tout en continuant sa route. Les corps gonflent, brûlent, détonent, pourrissent. Pointant son regard vers le ciel, Serphar exulte et pousse un cri victorieux à la puissance inouïe. Les tympans des rares survivants implosent, le sang abondamment s’écoule des oreilles, des nez et des bouches.
Il n’y a plus un homme ou un bâtiment debout. Le fils du chaos piétine les corps et achève avec froideur ceux qui ont encore la force insensée de ramper. Les râles et les pleurs flattent les sens de Serphar comme une douce et apaisante mélodie. Il quitte le village l’esprit libre et le cœur débordant d’allégresse.
Quel malheur !
Dieu, venez-en aide à ces brebis abandonnées à une mort certaine. Tendez la main à ces pauvres hères, faites quelque chose pour arrêter ce grand feu…
Trop tard, c’est trop tard !
Ils sont tous morts maintenant et le feu meurt à son tour après avoir éradiqué la moindre trace de vie sur son passage. Quelqu’un doit être à l’origine de ce drame, quelqu’un qui aurait voulu tout détruire, tout renverser, mais pourquoi…
— C’est beau, n’est-ce pas ?
Les pensées de l’ermite sont brusquement interrompues par l’arrivée dans son dos de Serphar. Celui-ci a retrouvé une apparence normale ; à son air réjoui cependant, l’ermite comprend qu’il n’a pas affaire à un homme comme les autres.
— Qui êtes-vous ? Et que faites-vous dans mon bois ?
— Ton bois ! Ah, que l’être humain est amusant lorsqu’il s’approprie indûment la nature et les choses ! Je t’ai vu au loin en train d’observer mon chef-d’œuvre, alors j’ai pensé qu’il serait bon de recueillir tes impressions avant mon départ.
— Comment ça, votre chef-d’œuvre ?
— Cette peinture flamboyante à laquelle tu as assisté aux premières loges, j’en suis l’unique auteur. N’avais-tu pas compris ?
Le regard de l’ermite se fait plus dur et plus tranchant.
— J’espère sincèrement que vous êtes fou et que vous mentez. Sinon, vous êtes le pire de tous les hommes qui soient…
— Je suis le pire, c’est vrai, mais je ne suis pas un homme. Crois-moi, tous ces villageois méritaient la mort que je leur ai apportée. Et ne dit-on pas que le feu purifie ?
Serphar n’a pas fini sa phrase que l’homme, avec une célérité étonnante, sort de sa poche un couteau et bondit pour placer sous sa gorge la lame recourbée.
Au lieu de s’en effrayer, le pyromane y trouve matière à sourire.
— Oh non ! Ne fais pas cela, nous commençons à peine à discuter, je ne voudrais pas devoir t’éliminer tout de suite…
— C’est moi qui vais te tuer, assassin !
L’ermite appuie le couteau sur le cou de Serphar, dont la peau subitement rougeoie puis noircit, alors que la lame, devenue incandescente comme une pièce de forge, brûle la main de l’assaillant si bien qu’il est obligé de la lâcher. Il s’agenouille tout en se tenant le poignet, mais la brûlure de sa main progresse encore : ses doigts se racornissent, se dessèchent, tombent en copeaux, les lésions brunes, noires, gagnent toute sa main droite ratatinée qui finit par se décrocher de son bras.
L’homme relève la tête et fixe Serphar, absorbant sans un cri la souffrance pourtant insupportable.
— Tu es courageux. Menacer ainsi quelqu’un que tu ne connais pas… Mais prends-en un enseignement essentiel : dorénavant, juge avec un peu plus de discernement ton interlocuteur, et ne le sous-estime en aucun cas. Il est temps que je m’en aille, je suis heureux de t’avoir rencontré.
Le démon disparaît dans la forêt profonde ; derrière lui, l’ermite mutilé se redresse et observe péniblement l’horizon assombri où s’affaissent les dernières flammes.
Cyril Calvo