Chapitre 4 : Un bon divertissement
Il a quitté la tranquillité de sa demeure spartiate accolée au jardin des Keller qu’il traverse à présent. Depuis sa fenêtre, Martin a vu au loin leur porte ouverte en pleine nuit et la lumière provenant de l’intérieur : un mauvais pressentiment l’a poussé à se rendre aussitôt chez ses employeurs. Il longe le chemin de terre et ses parterres de fleurs blanches pour arriver devant l’entrée. Personne.
— Monsieur Keller ! Madame Keller !
Aucune réponse. Il ne devrait pas rentrer, quelque chose de grave s’est passé, il en est sûr. Appeler de l’aide. Des voisins. La police. La curiosité est trop forte. Il entre. Du sang luit sur le parquet ciré du hall, une flaque noire et informe qui semble s’être étendue dans toutes les directions. Deux traînées partent à gauche et à droite : la première, la plus importante, mène au salon des Keller, la deuxième court jusqu’à l’escalier puis se poursuit sur les marches.
Le concierge se sent mal et manque de vomir. Il s’appuie sur le mur et ferme les yeux. Comme chaque soir, il a bu plus que de raison en mangeant sa viande rôtie : son esprit n’est pas clair, il a peur et transpire, pourrait s’évanouir à tout instant. Que doit-il faire ? Aller voir ? S’en aller ? Il ne se sent capable de rien. Il rouvre les yeux, résolu à partir, quand il songe à madame Keller à l’étage. Cela fait des jours qu’elle n’a plus quitté sa chambre. Il a peur pour elle, qui n’arrive pas à accepter la mort de sa fille.
Aurait-elle pu… ?
Martin monte les marches en tremblant, le regard fixé sur les traces de sang encore fraîches. Elles semblent lui indiquer le chemin. Il arrive dans le couloir menant aux chambres. Les traces s’arrêtent devant celle de madame Keller. Le verrou paraît avoir été forcé. Il pousse légèrement la porte qui s’ouvre dans un grincement. Son cœur déchire à nouveau sa poitrine et une terrible nausée le submerge.
Tombé à genoux, Martin baisse la tête pour ne plus voir le corps exsangue de monsieur Keller assis sur le fauteuil en face de la porte, entièrement vidé de son sang. Sa bouche et ses yeux sont clos, sa peau blafarde parsemée de décolorations bleuâtres. Il n’est plus qu’une enveloppe de chair privée de tout fluide. Madame Keller repose sur le lit, nue, les jambes écartées. Sa poitrine est largement ouverte et sa tête complètement retournée. L’angle singulier de son cou laisse penser que sa nuque a été brisée. Elle lui fait penser à un animal qu’on aurait dépecé et cette idée plus que tout le répugne. En tournant la tête, il voit dans le coin droit de la pièce la domestique des Keller, pendant par le pied à une poutre du plafond à l’aide d’une ceinture. Sa gorge a été tranchée si profondément qu’elle a presque été décapitée. En suivant des yeux le parcours du sang abondant et épais, Martin se rend seulement compte que ses chaussures baignent dans la mare écarlate qui recouvre une bonne partie du plancher.
La douleur et la stupéfaction ont raison du concierge, qui se recroqueville sur la gauche, dos au mur, la tête plaquée sur ses genoux repliés comme le ferait un enfant. Il sanglote et râle des mots incompréhensibles, au seuil de la démence.
— Que se passe-t-il, mon ami ? Puis-je faire quelque chose pour toi ?
Le concierge relève la tête, épouvanté : un jeune homme affichant un sourire malsain se tient dans l’encadrement de la porte. Il ne l’a jamais vu, et aurait souhaité ne jamais le voir. Son visage aux traits pourtant fins et agréables le terrifie.
— Allons, pourquoi se mettre dans un état pareil ? reprend Serphar en s’approchant de lui. Tu les aimais ? Tu n’étais que leur homme à tout faire, un misérable pour eux. Responsable d’une vulgaire ménagerie. Qui avais-tu qui sous tes ordres ? Cette petite traînée à présent accrochée au plafond comme un pantin désarticulé ?
— C’étaient… mes amis…, bafouille péniblement Martin.
— Amis ? Laisse-moi rire. Tu n’es rien, et même devant la mort tu restes une chose inutile ! Tu ne mérites pas la mise en scène grandiose que je t’ai offerte. Les minables de ton espèce n’ont pas le sens de la tragédie.
— Qu’ont-ils fait pour mériter ça ? Et moi… pourquoi me torturez-vous ainsi ?
— Daniel méritait-il les sévices que vous tous lui avez fait subir ?
Le concierge n’a plus la force de parler : sa peine et sa rage ont été figées à l’écoute de ce seul prénom.
— Oui, tu as bien entendu : Daniel, l’innocent que tu as dénoncé, que vous avez tué après lui avoir infligé des souffrances ignobles. Méritait-il son sort ? Réponds !
Un long silence plane dans la pièce.
Serphar, satisfait, observe le concierge aux yeux rivés sur le sol, qui semble plus abattu que jamais. Contre toute attente cependant, l’homme finit par se relever, et s’adresse à Serphar le regard plein de haine et de mépris :
— Qui es-tu pour nous juger ? Cette tuerie sauvage ne répare rien… elle ne change rien à ce que nous avons fait… Tu ne me feras pas croire que tu as agi au nom de je ne sais quelle valeur… toi non plus, tu n’es rien. Tu n’es qu’un assassin qui essaye de justifier ses actes pour se donner bonne conscience. Tu mérites la mort autant que nous. Tu ne vaux pas mieux que nous. Tu n’es pas différent.
— C’est là que tu te trompes. Je ne suis plus humain depuis longtemps. Et tu as doublement tort : je ne défends aucune valeur, je cherche simplement à punir vos crimes et votre insolence. Je rends les hommes humbles. Je dévoile votre fragilité et vos faiblesses. J’aime vous faire souffrir car la souffrance est libératrice et mène à la vérité.
— Tes actes ne sont que vengeance ! Tu es le mal incarné ! Je prie pour que Notre Seigneur mette fin à tes jours.
— Ne perds pas ton temps avec ces superstitions. Il faudra trouver autre chose pour arrêter la vague qui déferle sur vos terres. Il n’y a que toi, moi et des macchabées ici. Mais tu as trop parlé je crois, il est temps que tu te reposes à présent.
D’une main, Serphar attrape le concierge par les cheveux, et de l’autre se saisit de son menton pour le forcer à ouvrir la mâchoire. L’index de sa main droite se déplie au-dessus de sa bouche et une goutte ambrée, sous son ongle, coule doucement jusqu’à lui tomber au fond de la gorge. Il le relâche et le concierge tousse vivement, sur le point de s’étouffer après avoir avalé le liquide râpeux qui lui brûle la langue.
— Je te salue comme je vous salue tous, mes frères et sœurs… Goûtez aux souffrances éternelles que je vous apporte ! Comme moi jadis, vous hurlerez et pleurerez toutes les larmes de votre corps mais personne ne viendra à votre secours, pas même Dieu. Personne ne vous entendra et vous vous consumerez pour mieux renaître, ainsi la douleur perdurera à jamais. Profitez de ces instants car la mort éphémère est un régal comparé à la décrépitude qui vous attend. Un océan de flammes vous ouvre les bras : sentez la chaleur intenable qui vous ronge… Je vous souhaite un bon séjour dans les limbes, et un bon divertissement.
Serphar adresse une ultime révérence puis quitte la chambre tandis que le concierge commence à se tordre de douleur sur le sol. Sa gorge s’est rétractée si bien qu’il ne peut plus respirer. Son sang s’est figé et ses veines progressivement s’étrécissent. Ses poumons se gonflent alors que son foie et son cœur se rétractent pareils à des éponges. La douleur est si intense qu’il ne peut plus l’exprimer. Sa tête tombe lentement sur le côté ; sa bouche dégorge une vague continue de sang et de bile, se vide de toutes les humeurs que son corps a pu contenir. Poussés par la pression grandissante de son crâne, ses yeux s’apprêtent à sortir de leurs orbites…
Une explosion se fait entendre à l’extérieur.
Déjà dehors, Serphar regarde le ciel nocturne en souriant.
Cyril Calvo